samedi 29 juin 2013

La gratuité des soins de santé au Sud Kivu. Un cadeau empoisonné ?

Dans le souci d'un plaidoyer en faveur de l'accès pour tous aux soins de santé de qualité, le Centre d'Analyses Politiques et des Stratégies pour l'Action dans les grands-lacs (CAPSA-GL) avec l'appui financier de Solidarité Santé Sud (SSS), PSS/Sud Kivu et WSM, a mené une étude au Sud Kivu sur l'impact et les effets de la gratuité des soins de santé sur le système de santé provincial. Les résultats de l'étude ont été révélateurs et font objet d'un livre qui paraîtra très prochainement. Tout restant égal par ailleurs, le protocole de gratuité appliqué par les organisations internationales dans la province du Sud Kivu a occasionné plus de mal que de bien en dépit des indices trompe-l'oeil dont il se venterait.

La gratuité des soins telle que soutenue par la Déclaration Universelle des droits de l'homme (DUDH), décrétée et voulue par les conférences d'Alma Ata, les objectifs du millénaire (OMD), les Initiatives de Bamako (IB), la charte populaire pour la santé ainsi que d'autres instruments internationaux est une réponse adéquate au problème général posé au monde : l'accès pour tous aux soins de santé. Mais cette gratuité s'applique ou ne s'applique pas, se vit ou ne se vit pas mutatis mutandis dans les différents pays du nord ou du sud et selon les conditions socio-politiques de chaque pays. Ainsi dit, la réussite du système de gratuité est dépendante de l'équilibre sociopolitique des autres secteurs de la vie nationale dans un pays.

En République Démocratique du Congo, tout comme la justice, l'enseignement ainsi que les autres secteurs de la vie nationale, la santé constitue un autre indice de ce qui ne va pas bien. Elle est devenue au fil des temps une sorte d'insécurité psychologique si on s'en tient aux inquiétudes qu'elle génère dans les chefs des congolais et aux antivaleurs qui la gangrènent. C'est plus de l'insécurité qu'une sécurité sociale. Sur le plan fonctionnel, on pourrait définir la sécurité sociale comme un ensemble de mesures officielles coordonnées ayant, entre autres, pour fonctions de garantir un accès aisé à des soins médicaux de qualité et la protection de la santé; de garantir l'octroi d'un revenu social de substitution notamment en cas de maladie, maternité, vieillesse, décès, du soutien de la famille, d'invalidité, d'accident, de maladie professionnelle et de chômage, etc.

Or, en RDC, on peut au contraire parler d’insécurité des structures sanitaires, des prestataires des soins et de tous les congolais désireux de se faire soigner… bref à tout le système de santé congolais. Le désordre quasi général qui ruine l'administration congolaise n'a pas exempté le secteur de la santé pivot central de la sécurité sociale. Le Sud Kivu est devenu depuis près de 20ans, une terre de prédilection des organisations
humanitaires intervenant dans divers secteurs dont la santé dans une approche urgentiste. Malgré la multitude de ces ONGs dans le domaine sanitaire, les réalités sanitaires quotidiennes en province du Sud Kivu sont dans l’ensemble médiocres et aléatoires. Pourtant l'accès aux soins de santé de qualité est un droit fondamental de la personne humaine. Tout Etat responsable a l'obligation de le garantir à tout citoyen. Cela exige donc de cet Etat une vision de son système de financement, une organisation systémique et une politique réaliste et concertée de mise en place progressive d’un tel système.

D'après la politique nationale de la santé de 2010, en RD Congo la situation sanitaire a connu des niveaux variables depuis la période coloniale jusqu'à ce jour. A l'aube de l'indépendance, la politique sanitaire était essentiellement axée sur la médecine curative avec des centres médicaux-chirurgicaux et des dispensaires satellites. Avec les changements sociopolitiques des années 1960 et 1970, le système de santé a connu de profondes perturbations. La population ne pouvait plus accéder aux rares soins de santé que grâce aux efforts des plusieurs intervenants...

Les guerres qui sévissent au Kivu depuis 1996 et la situation socio économique très alarmante peu avant, sous le règne de Mobutu, ont gravement détruit tous les tissus et structures sociales. La pauvreté et la misère sont devenues le lot quotidien de la population. Toutes les capacités locales d'auto-prise en charge et de participation communautaire au développement endogène ont été annihilées dans tous les secteurs et même celui de la santé. Ce qui a donné avantage à la prolifération, à l'extension et la persistance des maladies endémique ou pandémiques, infantiles ou maternelles mortelles ainsi qu'à d'autres antivaleurs nuisibles au secteur.

Comme toujours, la Communauté internationale via les organisations internationales est venue à la rescousse de la population. Pour répondre au besoin accru de l'accès aux soins de santé, nombre d'entre-elles ont adopté, de manière sélective dans le système sanitaire du Sud Kivu, l'approche de la gratuité totale ou de semi gratuité des soins ou encore d'achat de performance dans certaines zones de santé. C'est le cas de MSF Hollande et Espagne qui ont appliqué la gratuité totale successivement dans les zones de santé Baraka, Kimbi Lulenge en territoire de Fizi axe sud du Sud Kivu, à Bunyakiri, Kalonge dans le territoire de Kalehe dans l'axe nord de la province ainsi que dans le territoire de Shabunda un peu à l'ouest de la province. L'IRC a opté pour la semi gratuité dans une partie de la zone de santé de Kalehe (Hôpital d'Ihusi,…) et dans le territoire de Kabare (Hôpital de Mukongola), Malteser International était à Walungu (Hôpital FSKI au sud ouest), International Médical Corps (IMC) était dans la plaine de la rivière Ruzizi dans le territoire d'Uvira et même au Nord Kivu, le CICR était à Fizi, Uvira et Shabunda… pour ne citer que ces organisations-là.

Contenu de la gratuité

Pour les organisations impliquées dans le système de gratuité des soins de santé (totale ou partielle), ce système contient un certain nombre d'interventions dans une zone de santé ou dans une formation sanitaire: un appui en médicaments et équipements, un appui en prime du personnel et frais de fonctionnement et un appui dans la réhabilitation et/ou la construction des infrastructures sanitaires.

Des médicaments: les structures médicales bénéficiaires reçoivent des médicaments sur base d'une réquisition élaborée par l'hôpital et contresignée par le président du comité de développement de la santé (CODESA). Pour le cas des structures appuyées par International Rescue Committee (IRC), elles reçoivent trimestriellement des lots de médicaments génériques. Après expérience, il s'est avéré que les médicaments ne couvrent pas la période requise. Ils sont à peine suffisants pour deux mois successifs ; la conséquence est que lorsqu'il y a rupture de stocks, les patients s'en prennent aux prestataires les accusant de détourner leurs dons. En outre, beaucoup de cas, surtout les interventions chirurgicales nécessitent toujours des médicaments spécialisés pendant que dans les stocks il n'y a que des génériques essentiels de base. Cela exige du médecin de faire des prescriptions sur ordonnance pour que le patient trouve les médicaments ailleurs. Malheureusement dans beaucoup de cas ces ordonnances ne sont pas acceptées puisque la population estime que c'est du détournement de médicaments par le corps médical.

La prime au personnel: la prime donnée par IRC, qui varierait entre 90$ et 200$, est moins alléchante. En
plus de ce fait, elle est frappée d'une condition de performance de 30% retenu et remis au bénéficiaire au bout de trois mois. Seuls le donateur fixe et évalue la performance du prestataire sur base des critères subjectifs. Il y a toujours eu des grognes par rapport à ce pourcentage gardé et qu'on ne recouvre pas en totalité. En ce qui concerne MSF-H, sa prime est plus ou moins alléchante (à Baraka) mais elle est souvent à la base des jalousies et conflits interpersonnels. Tout le monde dans la zone de santé veut travailler dans les structures soutenues par MSF et du coup on développe de petit coup bas, des "ôte-toi de là que je m'y mette".

Les infrastructures: certaines structures ont été réhabilitées et équipées en partie; quelques rarissimes bâtiments ont été aussi construits ça et là dans certaines zones de santé mais ce qui étonne l'opinion ainsi que l'administration locale c'est l'opacité qui entoure l'enveloppe globale des travaux accomplis et le fait de ne pas associer la communauté à toutes les phases d'exécution du projet. Ceci a comme conséquence la non appropriation de l'ouvrage au départ du partenaire. Dans ce domaine et dans toutes les 34 zones de santé que compte la province du Sud Kivu, la courbe de la demande est grande alors que l'offre demeure minime malgré la modique contribution des ONGs internationales. L'insuffisance des infrastructures sanitaires est grande. A certains endroits la couverture n'existe pas et les gens font de longues distances pour atteindre une formation médicale.

Les frais de fonctionnement: pour fonctionner, une structure sanitaire organise, consécutivement à sa taille, plusieurs services interdépendants même paramédicaux. Cela exige des moyens financiers conséquents. L'International Rescue Committee (IRC) donne aux grands hôpitaux de Mukongola à Kabare et d'Ihusi à Kalehe une enveloppe de 1500$ pour leur fonctionnement mensuel. "Ce qui est très insignifiant par rapport à la demande", réagissent ces bénéficiaires. Le système de gratuité frappe tous les services médicaux, ainsi elle exige par exemple que pour le service d'ambulance l'hôpital n'exige au patient que 5$ pour une course quelle que soit la distance à parcourir et l'état climatique, or cette somme ne peut pas couvrir ne fut-ce que le besoin de carburant pour l'ambulance. Il en est de même pour le générateur qui doit alimenter 24h/24h en énergie puisque beaucoup de zones ne sont pas couvertes par l'électricité publique. Le coût en carburant est énorme. Les 1500$ reçus constituent une menace réelle à la vie institutionnelle de la structure.

Dans le cas des hôpitaux appuyés par MSF, c'est le donateur lui-même qui tient le fonctionnement de la structure si bien qu'à son départ, le risque est grand.

Au début, cette gratuité ou semi-gratuité des soins apparut comme un "ouf de soulagement" pour une population paupérisée et désemparée quant à leurs soins de santé.

Après plusieurs années de pratique, lorsqu'on scrute et interroge actuellement la réalité sur le terrain, les faits et les bénéficiaires (population, prestataires des soins, acteurs étatiques) ainsi que les porteurs de cette gratuité des soins sur les avantages et la pertinence de ce système dans les différentes zones de santé (où la pratique est toujours en cours ou pas) les avis et les perceptions sont divergents et étonnants.

Les OSC (population) n'apprécient guère la manière d'intervenir des ONGs internationales particulièrement leurs actions en urgence qui n'aident en rien la population. Elles ne tiennent pas compte des vrais besoins de la population ni ne les associent à la planification. En dépit de quelques avantages tels que la baisse de la mortalité infantile de moins de 5 ans ainsi que la hausse du taux de fréquentation et d'utilisation, le maintien relatif du capital familial, la gratuité a des inconvénients sur la qualité des soins (diminution sensible), démotivation des prestataires qui ne respectent plus au doigt les règles du métier, le détournement des médicaments ainsi que la faible adhésion aux Mutuelles de santé, etc.

Pour les prestataires des soins, la gratuité influe négativement surtout sur le mental collectif local. Elle détériore la mentalité et gâche la qualité des soins de santé. Ainsi les gens se déversent plutôt dans les structures privés que les publiques. Les patients développent une négligence dans la prise des soins administrés sous le protocole de gratuité. Différents prestataires des soins affirment que la gratuité des soins est une humiliation pour le personnel médical. En gratuité, les prestataires sont moins compétents, ne remplissent pas leurs tâches convenablement, les infirmiers font la consultation dans ces structures à gratuité,…

Les acteurs étatiques quant à eux, estiment que les urgentistes qui accompagnent normalement l'Etat congolais dans la réalisation des OMD et de sa politique nationale sanitaire, parfois se comportent en maîtres sur le terrain sans associer les répondant du pouvoir se trouvant à l'échelle le plus bas de la vie nationale afin de savoir exactement les besoins sanitaires de la population à la base. La gratuité des soins telle que pratiquée par les ONG au Sud Kivu place la population dans l'attentisme... Comme pour toute aide une fois arrivée à sa fin, la population non préparée rechute.
La gratuité ne prévoit pas un plan de désengagement conséquent. Cette gratuité tue le réflexe d'auto-prise en charge dans le chef de la population et empêche ainsi le développement intégral de la province.

Les ONGI, pour leur part, estiment que leur travail reste humanitaire et s'inscrit dans la ligne de la politique internationale sur l'aide au développement. Cela étant, elles ne peuvent ni ne veulent remplacer l'Etat congolais dans ses obligations vis-à-vis de sa population. Elles viennent en appui si pas en accompagnement des initiatives étatiques. Par rapport à la gratuité des soins de santé telle qu'elles l'appliquent est irréprochable, disent-elles, c'est l'Etat congolais qui ne fait pas son travail. Il y a plus de peur que de mal. Pourtant certaines parmi elles comme Aide Médicale Internationale (AMI) a justement constaté et vécu les conséquences de la gratuité dans la province du Nord Kivu et a alors décidé d'abandonner la pratique. Il s'est avéré que ces ONG ne respectent pas du tout le protocole de Paris sur l'alignement de l'aide.
Somme toute, dans le contexte socio-politique de la RDC aujourd'hui, avec l'incapacité réelle des gouvernants actuels de répondre aux besoins fondamentaux de la population, les Mutuelles de santé sont la seule voie de sortie pour l'accès de tous aux soins de santé. Au Sud Kivu, la dynamique des Mutuelles de santé, qui est une initiative de solidarité à la base, existe depuis une dizaine d'années. Aujourd'hui cette dernière se trouve menacée par les interventions en urgence des humanitaires.
Parsemés ici et là dans la province, les humanitaires appliquent la gratuité des soins de santé dans certaines zones et dans certaines structures sanitaires. Cette gratuité sélective est une menace et un cadeau empoisonné dans la mesure où elle brise tout élan de solidarité et l'esprit d'auto-prise en charge de la population. Très souvent, elle ne prévoit pas un plan de désengagement avec un ticket modérateur accessible pour ne pas faire tomber la structure.
Pour sa part, l'Etat congolais devrait prendre ses responsabilités dans le secteur de la santé en viabilisant, modernisant les structures sanitaires, en instituant et en harmonisant la politique de la gratuité de soins avec les autres intervenants. Il devrait s'occuper de la situation sociale des prestataires des soins et appliquer un contrôle minutieux pour le respect des textes régissant la santé. Imposer le respect du protocole de Paris sur l'alignement de l'aide, ainsi devrait-il remplir sa part de devoir.

Les lois et la politique congolaises devraient articuler la solidarité institutionnelle et trouver des alternatives au financement de la santé en recréant un lien social et une culture de sociabilité civique. L'Etat doit inciter à la solidarité et faire éclore, partout où il peut, des initiatives mutualistes plutôt que de recourir de façon sempiternelle au financement alternatif pour colmater les brèches de la sécurité sociale.

jeudi 6 juin 2013

Un cri de détresse du peuple congolais au peuple des USA

Le texte que vous trouverez ci-après date de 1998. Il fut écrit à l’époque par Monseigneur Kataliko, alors Archevêque de Bukavu.

Monseigneur Kataliko avait succédé à Monseigneur Munzihirwa qui avait été froidement abattu par l’armée rwandaise, en plein centre de Bukavu, en face du marché de Nyawera. Lui-même a très probablement été assassiné par empoisonnement.

On se souvient qu’il fut d’abord contraint à l’exil à Butembo, dans le Nord-Kivu. Il reviendra plus tard à Bukavu, mais devra peu après aller se faire soigner en Europe. Il y est décédé.

Ce texte décrit finement les situations auxquelles sont confrontées la population du Sud-Kivu, en analyse les causes profondes et désignent les responsabilités. Il reste étonnement d’actualité.
Les stratégies de ceux qui veulent faire main basse sur l’Est du Congo et ses richesses se sont affinées, diversifiées, mais les objectifs demeurent. Point n’est besoin d’en dire plus, lisez.


 
 
 
 
 

Introduction

Nous, Mgr Emmanuel Kataliko, Archevêque de Bukavu. et les autres Evêques qui se trouvent à l'Est de la République Démocratique du Congo, nous vivons dans une situation de désolation et d'impasse. En deux ans la population a dû affronter deux guerres avec leurs conséquences néfastes. Elle recourt auprès de nous, pasteurs, pour un certain réconfort et pour qu'ensemble nous cherchions des signes d'une espérance qui ne veut pas mourir. Nous sommes souvent frustrés parce que nous entendons les cris du coeur de ce peuple au milieu duquel nous vivons mais nous ne savons plus comment le motiver pour des initiatives constructives vu le poids écrasant qu'il est obligé de porter dans la solitude la plus totale. Ce poids ce sont les deux guerres dites de libération: l'intransigeance des belligérants, l'opportunisme des politiciens du Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD), le mensonge et la ruse des envahisseurs, la misère croissante de la population autochtone, le désintéressement de son sort par la communauté internationale.

Dans un souci pastoral de chercher de nouvelles initiatives pour faire sortir de l'anonymat la tragédie que nous vivons, nous avons pensé utile de partager avec vous nos soucis pastoraux pour voir dans quelle mesure, ensemble, nous pouvons trouver des réponses respectueuses à différentes interrogations. Le devoir moral de sollicitude pastorale pour le peuple qui nous est confié nous pousse ainsi à recourir à la communion avec vous, nos frères dans l'Episcopat. Cette démarche exceptionnelle correspond à la gravité et à la complexité de la situation que nous vivons.

Pour vous donner quelques points de repère permettant de mieux saisir la situation que nous vivons ici, nous articulerons notre intervention sur trois points.

Au terme nous voudrions vous demander votre contribution pour nous aider à sortir de ce cercle infernal.

1. Le génocide rwandais et ses retombées

1.1. Bref aperçu historique

Tout a commencé avec la guerre du Rwanda en 1990. Une partie de la population de ce pays, de l'ethnie Tutsi, exilée depuis 1959, s'est décidée à rentrer chez soi par la force à partir de l'Ouganda et avec l'appui de ce pays. Il s'en est suivi des massacres qui par la suite ont dégénéré en génocide. La victoire de l'ethnie Tutsi en 1994, a jeté sur notre territoire congolais une marée de réfugiés hutu estimée à près de deux millions. Deux ans après, en 1996, une petite rébellion des Banyamulenge, (Tutsi d'origine rwandaise depuis longtemps sur le sol congolais), embrase toute la région et puis tout le pays, sous prétexte de revendication de nationalité. En fait ce n'était qu'un prétexte puisqu’on sait que l'objectif proche était de détruire, sur le sol congolais, les camps tels. La population locale s'est étonnée de voir qu'une armée puisse détruire des camps de réfugiés sous protection de l'ONU sans qu'il y ait eu la moindre protestation ni condamnation de la part de la communauté internationale.

Dans cette tragédie, notre prédécesseur dans l'épiscopat, Mgr Christophe Muzillac, sera assassiné le 29 octobre 1996 à cause de sa clairvoyance et de ses prises de position sur l'évolution de la situation dans la région. Personne ne l'avait écouté et l'armée rwandaise tutsi a bien pensé d'éliminer un témoin devenu trop encombrant.

Au Kivu, nous nous sommes rendu compte que le Rwanda et le Burundi sous la tutelle de l'Ouganda, manoeuvraient les Banyarnulenge pour d'autres objectifs qui leur sont propres. Kabila est mis à la tête de cette "rébellion" donnant-à cette entreprise l'allure d'une guerre de "libération nationale" et il en a profité pour prendre le pouvoir. Un moment la politique intérieure l'oblige à faire la lumière sur la mainmise de ses tuteurs par rapport au pays. Il décide de renvoyer chez eux ceux qu'il a appelés mercenaires rwandais, burundais, ougandais et c'est tout de suite le début de la deuxième agression dite, une fois de plus, guerre de "libération".

La motivation de cette nouvelle guerre, déclenchée le 02 août 1998, prend différents visages selon les lieux et le temps. A l'intérieur on dit que c'est pour mettre fin à la dictature de Kabila qui sera appelé plus tard génocidaire; à l'extérieur on explique qu'il faut éviter un autre génocide dans la région en sécurisant les frontières du Rwanda et du Burundi. Mais le peuple congolais reste choqué, blessé et meurtri par cette nouvelle guerre qu'il ne comprend pas. Il ne comprend surtout pas pourquoi pour défendre les frontières de Gisenyi et de Cyangugu (villes frontalières du Rwanda avec le Congo) il faut mener la guerre à Kitona, à Inga, à Matadi et à Kinshasa (villes congolaise de l'Ouest distantes de plus de 2000 Km des frontières rwando-ougandaises) , comme si le Congo lui n'avait pas droit à la sécurité de ses frontières; il ne comprend pas pourquoi pour empêcher un autre génocide il faut piller les banques de Bukavu, de Goma, d'Uvira et de tous les territoires occupés: il ne comprend pas pourquoi pour éviter un nouveau génocide il faut perpétrer des massacres à grande échelle sur la population civile comme à Kasika, Uvira, Kalehe, etc.

Nous avons beau nous plaindre des violations de nos droits les plus élémentaires des personnes et des peuples; le monde fait sourde oreille parce qu'une idéologie plus grande a été mise en circulation à côté de laquelle tout le reste est relatif. Le génocide devenu "idéologique" fonctionne alors comme un chèque en blanc offert par l'administration actuelle des USA à la communauté Tutsi pour faire n'importe quoi à toutes les communauté environnantes et en toute impunité.

1.2 Le discours officiel

En décembre 1997, dans son voyage de préparation à la visite en Afrique du Président Clinton, le Secrétaire d'Etat, Mme Madeleine Albright avait montré la volonté des USA pour la construction d'un nouveau partenariat avec les peuples de la région de l'Afrique des Grands Lacs.

Au début de son voyage en Afrique (23 mars - 02 avril 1998), à Accra, le Président Bill Clinton a présenté cette initiative des USA comme l'acte de "la reconnaissance africaine" pour tous les africains qui "nourrissent de nouveaux espoirs de démocratie1 de paix et de prospérité".

Dans sa dernière tournée en Afrique (26 octobre - 05 novembre), le Sous-Secrétaire d'Etat aux Affaires Africaines, Susan Rice affirmait une fois de plus l'engagement des USA pour la recherche de la paix et du développement dans la région. Mais, en réalité, le refrain du génocide semble être le pivot autour duquel va se concrétiser la nouvelle politique africaine des USA. Car, à la place des initiatives civiles ordonnées à la paix, à la démocratie et à la prospérité, on voit venir une guerre soutenue et de grande envergure. Tout cela pour éviter un nouveau génocide.

1.3 La prévention du génocide comme idéologie dominanteNous ici localement, nous devons tout subir et nous taire, en tout cas nous n'avons pas le droit d'être entendus pace qu'il y a eu le génocide qui est la cause suprême. Il en va de même de l'attitude que doivent adopter toutes les nations ainsi que la communauté internationale pilotée par les USA. En effet, on joue beaucoup sur le sentiment de culpabilité de la communauté internationale face au génocide de 1994. Le régime de Kigali capitalise sans relâche sur le génocide en rappelant continuellement aux occidentaux leur apathie et leur non-intervention face à cet événement. Mais en faveur de ce régime, son plus grand allié, les USA, a forcément influencé le Conseil de sécurité de l'ONU dans la résolution du 27 avril 1994, pour mettre fin à la mission de la MINUAR juste au moment où il aurait été important d'en renforcer le dispositif pour éviter le pire. Au contraire, on a laissé faire, donnant carte blanche au Front Patriotique Rwandais (FPR). Donc tout serait permis au régime de Kigali, pourvu qu'il rappelle à une communauté internationale qui se sent coupable de son inaction, le génocide de 1994.

Pourtant la commission d'enquête de l'ONU a présenté au Conseil de Sécurité le 1er juillet 1998 son rapport sur les allégations de massacres de réfugiés hutu en RDC (République Démocratique du Congo).

Le 13 juillet, le Conseil de Sécurité formulera une tiède condamnation avec la recommandation de poursuivre les enquêtes. Le mot "génocide" a été supprimé pour être remplacé par le mot "massacre".
Les organisations de défense des droits de l'homme Human Rights Watch, Amnesty International, réagiront indignées: Comment expliquer cette démission du Conseil de Sécurité? Peut-être certains de ses membres préfèrent-ils que tonte la vérité ne soit pas faite sur les massacres des hutus, pour que l'exclusivité du bénéfice politique du "Génocide" reste le monopole du régime de Kigali. On sait, par ailleurs, que des militaires des USA, ont formé les soldats qui ont perpétré ces atrocités et que des soldats étatsuniens ont accompagné les hostilités.

Déjà en octobre 1997, Human Right Watch/Africa et la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), dans leur rapport conjoint: "Ce que Kabila dissimule: massacre des civils et impunité au Congo" accusaient aussi les USA d'avoir été au courant de l'intention du Rwanda d'attaquer les camps de réfugiés.

1.4 Notre attitude face au génocide

Tous les génocides, y compris celui du Rwanda sont condamnables et doivent être condamnés. Le monde civilisé ne reconnaît que cinq génocides: celui des Juifs, des Arméniens, des Cambodgiens, des Bosniaques et des Rwandais en 1994. Tout récemment le Général Pinochet a été accusé et écroué pour cause de génocide. Si les critères de son inculpation et de son arrestation sont valables pour tous, alors les génocides et les génocidaires sont nombreux dans notre sous-région. Il faudrait pouvoir faire la lumière sur l'ensemble de ces génocides. Nous pourrions nous demander: seuls les vainqueurs peuvent-ils se réclamer victimes du génocide? Ou bien les vaincus peuvent-ils jouir aussi du droit de recours contre cette violation? Doit-on attendre que le massacre soit terminé pour qu'on parle de génocide?

Mais puisque le génocide des Tutsi est considéré comme le seul vraiment important ici chez nous, il faudrait du moins en établir objectivement les responsabilités directes et indirectes, intérieures et extérieures avant d'appuyer le groupe qui revendique l'exclusivité du génocide. Faut-il rappeler que cela a été le génocide des rwandais, Hutu et Tutsi. De manière générale la communauté internationale devait pouvoir éviter que le génocide, qui se vend tellement bien aujourd'hui, ne soit parfois planifié ou toléré en vue d'en tirer profit. Et d'une manière particulière que les congolais cessent d'être à peu près les seuls à porter le poids de cette zone d'ombre de notre histoire commune.

2 De la logique de la guerre généralisée

2.1 Que dit-on de cette guerre?

Aux yeux de la population, la guerre actuelle apparaît comme une guerre de conquête pour la gestion des ressources et du marché congolais par l'intermédiaire du Rwanda et Ouganda. La population, qui a acquis depuis un certain temps une attitude critique vis-à-vis des événements qui la concernent, manifeste une vraie aversion pour la politique actuelle des USA, principaux alliés du Rwanda et Ouganda dont les Armées occupent notre territoire.

Des témoins oculaires bien informés affirment que des instructeurs étatsuniens, même blancs, entraînent des militaires rwandais et d'ailleurs dans la localité de Deida, une île dans le Lac Kivu ainsi que dans une base au nord de l'île d'Idjwi, dans la Province du Sud Kivu.

Le discours officiel de l'administration des USA est celui de la recherche d'une solution négociée, de l'intégrité nationale et du respect des frontières, mais en réalité sur le terrain, il s'avère tout autre chose. Pourquoi enverrait-on principalement des militaires et des armes sur place si le but déclaré est celui de la paix?

La guerre actuelle est considérée par la population comme une invasion cachée derrière une mutinerie provoquée de l'extérieur, celle de la 10e et de la 222e brigades basées respectivement à Goma et Bukavu. Qui sont ces deux brigades pour résister à l'armée nationale soutenue par l'Angola, le Zimbabwe, la Namibie et le Tchad? Ainsi la "rébellion'' n'apparaît pas comme le porte-parole de la population comme elle veut le faire croire, mais elle est l'expression d'une intrigue de palais axée sur la vengeance contre la personne de Kabila de la part de ses propres anciens alliés, le Rwanda et l'Ouganda. Elle est à ce titre désavouée comme une guerre injuste contre la population. Ce désaveu se manifeste par le boycott des différentes activités imposées par le Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD), branche politique de la "rébellion" armée. Tout cela, malgré quatre mois de mensonges et de subterfuges.

2.2 Conquête du marché sans partenariat

Le projet de la loi "African Grouwth and Opportunity Act" introduite au Congrès américain en octobre 1997 montre le véritable objectif de guerre. Conçue par les multinationales américaines, cette loi établit la nouvelle politique des USA pour l'Afrique. Le but est d'assurer la prépondérance des dites multinationales en Afrique. Cette loi préconise entre autre l'élimination de la plupart des droits de douane pour les produits africains, la privatisation de tous les secteurs de l'économie en Mique, la réduction des impôts pour les multinationales, l'élimination de toutes les restrictions aux investissements, l'assouplissement des lois sur la protection de l' environnement, ainsi qu'un projet d'une zone de libre échange entre les USA et l'Afrique.
Si le partenariat était l'objet principal de la "renaissance africaine" on s'attendrait à ce qu'il s'obtienne par la libre adhésion des Etats sur base des accords bilatéraux et non pas par imposition militaire.

3. La situation actuelle et les conséquences de la guerre sur la population

- Des massacres en série dont celui de Kasika est le plus célèbre (avec 1099 victimes, tous des civils).
- Des villages entiers déplaces entre Bukavu et Kindu fuyant la terreur de la guerre.
- Toute la population dispersée dans la forêt équatoriale loin de champs et des maisons, sans nourriture, sans médicaments, sans eau potable, exposée à toute sorte d'intempéries et épidémies.
- Anéantissement de l'économie locale par les pillages des organisations internationale et des banques; étranglement de la population par les coupures des voies de communications dues à la présence d'une multitude de milices sur l'ensemble du territoire occupé causant l'insécurité.
- Inflation galopante de près de 300% en quatre mois, depuis le commencement de la guerre.
- Crainte des massacres et des crimes de type rwandais (cfr. Kasika, Bushaku, Bunyakiri, etc.)
- Abandon et isolement: les populations connaissent des problèmes humanitaires aigus, mais cela ne semble intéresser personne.
- Culpabilisation à l'excès du peuple congolais:
lorsqu'il est agressé et qu'il se défend on le traite de génocidaire;
lorsqu'il s'explique il est traité d'irresponsable et d'irrationnel ;
lorsqu'il s'accroche à l'unité nationale, on l'accuse de s'attacher au dictateur Kabila.
En fait, il ne s'agit pas de soutenir la personne de Kabila, mais d' affirmer le principe de l'identité et de la souveraineté nationale ainsi que celui de l'intégrité territoriale. Ce sont là des principes qui ne se négocient dans aucun pays.
- Arrestations arbitraires, enlèvements, tortures et assassinats commandités par le Rassemblement Congolais pour la Démocratie vis-à-vis de tous ceux qui osent penser différemment. Et la liste est déjà longue.
En milieu rural, les envahisseurs avec la complicité du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, terrorisent les chefs coutumiers pour les contraindre à la clandestinité. De même que les prêtres catholiques et les pasteurs protestants dans certains cas. On lit dans ces agissements, la volonté politique de décapiter un peuple en supprimant son leadership traditionnel.
- Pas de liberté de parole et d'expression. Qui s'y hasarde le fait à ses risque et périls.

On dirait que pour plaire à une certaine opinion américaine et internationale, le peuple congolais doit se résigner à devenir une matière inerte, sans pensée, sans opinion, sans action. Bref, inexistant.

4. Nos attentes

L'intransigeance du Président Kabila, l'opportunisme du Rassemblement Congolais pour la Démocratie, le mensonge et la ruse de l'envahisseur rwandais, ougandais et burundais, le sentiment de se sentir abandonné, plongent la population dans une situation intolérable.

Nous nous trouvons dans une position d'enlisement parce que, en réalité, les acteurs en présence ne sont pas les responsables en dernière instance de cet imbroglio. En tant qu'Eglise, nous ne savons plus auquel de nos Saints nous vouer pour continuer à débloquer une situation que les autorités politico-militaires actuelles veulent stagnante.

 

4.1 Sensibilisation

C'est pourquoi, nous recourons à vous pour mobiliser l'opinion américaine afin de la sensibiliser face à la misère et au malheur du peuple congolais. Votre pays comme première puissance du monde et principal allié du Rwanda et de l'Ouganda, ne saurait être sans possibilité de quelque remède que ce soit. Cette aide devrait refléter l'intérêt que vous avez toujours porté aux droits de l'homme et au progrès social. Vous même vous reconnaissez que l'aide des USA est de plus en plus militarisée. Nous vivons ici la conséquence fâcheuse de cette politique même s'il n'est pas toujours facile d'en démêler les intrigues politiques, économiques et militaires qui se trament à l'insu de tout le monde, ainsi que de l'opinion publique, pour en déterminer le responsable. Mais nous savons également que l'opinion américaine est très sensible à vérité, au respect des droits de l'homme, à la liberté, à la démocratie et progrès social.

 

4.2 Connaissance

Nous aurions voulu que la Société américaine s'intéresse de plus près à cette région et de façon plus globale. Car, si elle était mieux informée elle pourrait réagir autrement: elle pousserait ses autorités à favoriser le dialogue et la collaboration plutôt qu'une logique de guerre. Nous sommes déroutés par le fossé existant entre les discours officiels parlant de valeurs telles que la démocratie, la paix et la prospérité, alors que sur le terrain nous vivons l'inverse: la dictature d'une minorité ethnique au Rwanda, en Ouganda, au Burundi et actuellement à l'Est du Congo. De même à la place de la paix, nous avons la guerre généralisée désormais au niveau continental; de même à la place de la prospérité, nous avons la misère, le pillage systématique des ressources, des individus et des peuples.

Dans les années "70", au nom de l'idéologie de la "sécurité nationale" les USA ont cautionné les dictatures en Amérique Latine; et voici qu'en 1998, au nom de l'idéologie de la prévention du génocide, les USA, cautionnent en Afrique la dictature d'une communauté ethnique sur toutes les communautés et les Etats. Serait-ce la stratégie de l'administration américaine pour éviter un nouveau génocide? Nous demandons votre aide aussi non seulement pour notre pays et pour notre peuple, mais aussi pour éviter une nouvelle tragédie dans toute la sous-région si cette politique exclusiviste continuait de se développer.

 

4.3 Implication

Vous dites: "un pays aussi grand, aussi riche et aussi puissant que le nôtre a l'obligation de se mettre en tête de l'action visant à réduire la pauvreté dans le tiers monde". C'est l'idéal auquel nous devrions arriver. Mais notre peuple ne voit pas, pour l'instant, que le vôtre lui donne de son pain. Si toutefois il pouvait ne pas faire piller le nôtre ce serait déjà bien. Et si plus tard on pouvait partager, ce serait encore mieux.

Les interlocuteurs, les porte-parole de la population, ne manquent pas. La Société Civile du Sud-Kivu en est un exemple, proposable et courageux. Dans son "Plan de Paix" (dont elle souffre des retombées répressives du Rassemblement Congolais pour la Démocratie) elle montre les issues pacifiques à cette guerre absurde. Encore faut-il que ces interlocuteurs puissent jouir de l'appui des grandes puissances. Ce faisant elles montreraient leur volonté politique et leur détermination pacifique dans la résolution de ce conflit qui a déjà fait tant de victimes.

Aidez-nous, nous vous en supplions, pour que des propositions concrètes soient trouvées à temps afin d'éviter que cette région ne se transforme en une zone de permanente instabilité où la culture de la mort continue à voir le dessus sur le respect de la dignité de la personne.

En vous remerciant infiniment de l'attention que vous nous accordez, nous espérons une suite favorable à notre appel que nous pourrions programmer et planifier ensemble.

Fait à Bukavu en cette veille de Noël 24 décembre 1998