mardi 29 octobre 2013

La souveraineté alimentaire

La sécurité alimentaire n’est pas suffisante, pis, elle pourrait s’avérer n’être qu’un leurre masquant les politiques capitalistes en matière d’agriculture. 
Via Campesina lui oppose le concept de souveraineté alimentaire, seul capable de rendre compte des enjeux pour le droit des personnes et des peuples à se nourrir suffisamment et sainement. Lors du dernier Forum Mondial de Tunis, les débats et échanges relatifs à l’enjeu furent nombreux et riches. C’est l’occasion de rappeler ces enjeux et de faire le point sur le Sud-Kivu en la matière.

Lors du dernier Forum Social Mondial à Tunis, Via Campesina a organisé un panel important qui a connu la participation des nombreux mouvements sociaux et paysans venus de tous les continents. Les exposés ont tourné sur les riches expériences organisationnelle et pratiques de la Via Campesina, des mouvements paysans de l'Europe (France), de l'Asie (Inde), de l'Amérique latine (Brésil), de l'Afrique (Algérie), etc.

La souveraineté alimentaire est un principe basé sur le droit de chaque pays et de chaque peuple de définir ses propres politiques agricoles et alimentaires. Elle ne se limite pas à l'objectif de la sécurité alimentaire (1) mais définit un cadre de règles et des droits s'appliquant aux politiques agricoles, alimentaires et commerciales. Développée par l'organisation paysanne Via Campesina, la vision de la souveraineté alimentaire a été portée sur la scène publique lors du Sommet mondial de l'alimentation en 1996. Dans ses premières déclarations, Via Campesina définit la souveraineté alimentaire comme suit : "Nous entendons par souveraineté alimentaire le droit des peuples de définir leurs propres politiques et stratégies durables de production, distribution et consommation d'aliments, qui garantissent à l'ensemble de la population le droit à l'alimentation, sur la base de la petite et moyenne production, dans le respect de la culture locale et de la diversité des modes de production agricole et piscicole, de commercialisation et de gestion des espaces ruraux, dans lesquels la femme joue un rôle fondamental".

Via Campesina est un mouvement international présent dans les cinq continents du monde. Elle regroupe des paysans et des paysannes, des travailleurs de la terre et de peuples indigènes. Elle a été mise en place en 1993, suite à une rencontre des représentants des organisations de 4 continents du monde, en Belgique. C'était à l'époque où les politiques agricoles et l'industrialisation agro alimentaire entraient dans un processus de mondialisation. Et à ce moment les paysans avaient besoin d'avoir une vision commune et de se faire entendre sur le plan international. Aujourd'hui , Via Campesina est reconnu sur le plan international par les autres mouvements sociaux et par les institutions internationales comme la FAO comme un mouvement de défense des droits des paysans.

Via Campesina travaille sur des thèmes essentiels tels que:
1) la lutte pour la souveraineté alimentaire et de ce fait se bat contre l'OMC qui fait de l'agriculture une simple marchandise;
2) la violence contre les femmes parce que Via Campesina considère que celles-ci jouent un rôle majeur dans les questions alimentaires;
3) Via Campesina travaille aussi sur la biodiversité car elle est consciente qu'aujourd'hui l'humanité est menacée. Via Campesina travaille aussi sur les droits des paysans parce qu'il est extrêmement important que les paysans retrouvent leurs droits par rapport à la gestion des ressources naturelles, l'accès aux ressources naturelles et le respect de leur dignité. Les jeunes aussi constitue une préoccupation de Via Campesina parce que ce sont eux l'avenir du mouvement et il est impératif de mener des politiques qui les aideront à travailler dans l'agriculture.


Les combats essentiels de Via Campesina

Le premier combat est celui contre l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui veut faire de l'agriculture une simple marchandise alors qu’elle est un élément essentiel et constitutif du droit irrépressible à manger correctement et en suffisance. Si l'agriculture devient de la marchandise, jamais on atteindra la souveraineté alimentaire. Nous devons donc combattre vigoureusement l'OMC pour que l'agriculture ne soit pas un commerce mais plutôt un moyen pour que chacun puisse avoir une souveraineté alimentaire.

Le deuxième combat est celui contre l'OMC et le FMI qui développent des politiques néo libérales dans tous les pays du monde, qui, dans le cas du FMI, imposent des politiques de libre-échange qui sont contraires aux intérêts des pays du Sud.

Le troisième combat, est un combat local contre les dirigeants/gouvernants qui prennent des décisions qui vont à l'encontre des besoins et des préoccupations des peuples.

Via Campesina est une organisation des masses populaires: elle tire donc sa légitimité dans les organisations paysannes de base. Elle s'organise de façon décentralisée au sein de neuf régions et une coordination entre les régions est gérée par le comité de coordination internationale dans lequel chaque région est représentée par deux personnes, un homme et une femme toujours par respect de la parité.
Ce comité de coordination internationale est tournant: de 1993 à 1996 la coordination était en Belgique, de 1997à 2004 en Honduras, actuellement elle se trouve en Indonésie. Le mouvement est financé par les cotisations annuelles de ses membres et des dons des organismes internationaux…


En Afrique

L’action du mouvement se déploie sur deux zones, la zone A avec comme siège le Mozambique et la zone B avec comme siège le Mali. Via Campesina est en Afrique depuis sa création. L'organisation paysanne mozambicaine a été la première organisation africaine à adhérer au mouvement. Ensuite c'était au tour du Mali, du Sénégal, du Niger et les adhésions ont augmenté après la conférence internationale de Sao Paulo en 2004. Cette augmentation des adhésions a posé le problème de l'efficacité du travail : comment faire sur un grand continent comme l'Afrique avec des distances énormes, pour que le travail de coordination puisse être efficace entre les pays membres? C'est cela qui a motivé le comité international de coordination Via Campesina à créer deux régions en Afrique. Originellement la première coordination mise en place fut au Mozambique et elle y est toujours jusqu'à maintenant et la deuxième région est au Mali.


Pourquoi les mouvements paysans africains ont rejoint Via Campesina? 

La raison est simple: l'Afrique est le continent où les politiques néo-libérales ont fait les plus grands dommages. Si nous analysons les Programmes d'Ajustement Structurel (PAS) que les institutions de Breton Wood (la Banque Mondiale et le FMI) ont lancé en Afrique dès les années 80, et qu'elles imposent aujourd’hui d’une autre manière en Europe, on mesure bien que l’objectif était de démanteler totalement tout soutien à l'agriculture locale vivrière et paysanne. Les gouvernements devaient laisser l'agriculture entre les mains des forces du marché: c'était ça le projet de la Banque Mondiale et du FMI. L'agriculture ayant été abandonnée, les paysans se sont organisés pour créer des mouvements et organisations en vue de se rendre des services que le gouvernement n'était plus capable de leur rendre puisque cela a été interdit par la Banque Mondiale et le FMI. L'histoire des mouvements a donc commencé comme cela . C'est tout naturellement que l'adhésion des mouvements paysans africain à Via Campesina s’est réalisée. Les problèmes que nous vivons sont identiques aux problèmes que vivent nos homologues petits paysans d'Amérique latine et d'Asie qui sont aussi agressés par les mêmes politiques néo libérales, les politiques de libéralisation forcées, d'ouverture des marchés qui font que nous sommes marginalisés sur nos propres marchés locaux. C'est pour cela que les paysans africains ont décidé de rejoindre le mouvement paysan international.

Ensuite il y a eu un combat dur avec la question des semences notamment la question des OGM. Il y a eu un forcing très fort des multinationales pour introduire les OGM dans beaucoup de pays africains avec corruption des élites politiques notamment. Ici aussi, les énergies africaines se sont coalisées avec les autres organisations mondiales pour refuser et lutter contre la percée de ces OGM dans notre système agricole.

Actuellement l'Afrique fait face à des défis "émergents" liés aux crises que le monde a connu récemment notamment la crise financière, la crise énergétique et la crise alimentaire, beaucoup de fonds d'investissement ont choisi l'Afrique comme un eldorado d'investissement dans l'agriculture et plus particulièrement dans la terre. Aujourd'hui beaucoup de fonds de pension américain ou des multinationales qui ont des ressources à investir ont choisi d'acheter des terres en Afrique ou tout au moins de prendre la terre en Afrique, d'une façon ou d'une autre. Certains ont le projet d’y produire des agro-carburants, d'autres de l’agriculture alimentaire. Ce problème est le même que ce que vivent les organisations paysannes de l'Amérique latine et de l'Asie.

Aujourd'hui il y a aussi un forcing pour introduire la nouvelle révolution verte en Afrique sous le nom de "AGRA" promue par la fondation Bill Gates et qui est encore une fois une volonté de détruire l'agriculture paysanne africaine. Les mouvements paysans africains essaient de développer leurs propres approches de l'agriculture basée sur l'autonomie du paysan dans une perspective de durabilité. C'est dans cette optique que la question de l'agro-écologie est une réponse que les membres de Via Campesina développent aujourd'hui avec la construction de 4 écoles déjà opérationnelles en agro-écologie, une au Mali, une au Niger, une au Mozambique et une au Zimbabwe. La Via Campesina africaine veut que les paysans construisent une vision politique totalement autonome avec des alternatives concrètes au système néo-libéral et qui promeuvent des modes de production qui font qu'ils puissent continuer à être paysans et que leurs enfants ainsi que les enfants de leurs enfants puissent continuer à être bien alimentés.

En RD Congo, de nombreuses organisations paysannes naissent et tentent de lutter localement. Elles se structurent en Province, tentent difficilement de créer des coalitions nationales.

Dans l’article qu’il a rédigé en novembre 2012 suite à sa visite dans le Sud-Kivu, François Houtart décrit bien l’état de la question dans la région :

« Le mouvement paysan (2) 

En 2006, fut créée la Fédération des Organisations des Producteurs Agricoles du Congo au Sud Kivu (FOPAC du Sud Kivu). Son but est de valoriser la production paysanne, de mettre en place des stratégies de sécurité foncière, de socialiser la commercialisation des produits agricoles, de protéger l’environnement, de représenter les paysans auprès des autorités publiques. 

La Fédération regroupe 10 organisations paysannes sous-régionales (Mwenga, Uvira, Walungu, Kabare, etc.) ou sectorielles (éleveurs, producteurs de café, cultures maraîchères, etc.). En 2012, elle comptait près de 80000 membres sur les 8 territoires de la province. Les objectifs immédiats se concentrent sur la souveraineté alimentaire, par le biais de la lutte contre l’invasion des produits extérieurs, l’intégration de l’agriculture et de l’élevage, la lutte contre l’appauvrissement des sols et contre la concentration des terres, la formation des producteurs ruraux. 

Des collectifs villageois sont formés pour sensibiliser les paysans. Ils rassemblent entre 25 et 50 personnes. Lors d’une réunion avec un de ces collectifs de Walungu, voici ce que le chef du village et les paysans exprimèrent. 

Le principal problème est celui des terres. Dans une région montagneuse avec 240 habitants au km2, la proportion de bonnes terres disponibles est réduite. Les communautés régies par le droit coutumier ne disposent pas de titre de propriété: il s’agit de terres ancestrales possédées collectivement. Une nouvelle bourgeoisie rurale, ayant accès à l’administration publique, obtient des certificats de propriété et développe des plantations sur les meilleures terres. Il se produit alors un phénomène de concentration, qui réduit l’espace disponible pour les petits paysans. Il est clair que le Gouvernement ne s’intéresse guère à leur sort. Il faut ajouter à cela l’extension des parcs nationaux, où les paysans ne peuvent étendre leur production et dont la superficie a considérablement augmenté au cours des dernières décennies. La tâche de la FOPAC, dont fait partie le collectif du village, est de défendre les paysans devant le Tribunal d’Arbitrage, afin de sécuriser leur statut de producteur.

Les cultures sont vivrières: haricots, patates, bananes. Les engrais organiques diminuant, par manque de disponibilité de terres, ils sont remplacés par des produits chimiques, qui coûtent cher. Les maladies provoquées par les insectes et les rats affectent surtout les haricots et les bananes. Quant aux pasteurs se dédiant à l’élevage, ils manquent aussi de terres et ont été très affectés par les guerres, à cause du vol et de l’abattage du bétail. Pour pallier au manque d’accès à des sources de financement, le recours au microcrédit s’est développé. Par ailleurs, l’infrastructure des chemins vicinaux est totalement déficiente et ceux-ci sont souvent impraticables en cas de pluies, ce qui isole les parcelles de terres et rend difficile, sinon impossible, la commercialisation des produits locaux. Au cours des deux dernières décennies, l’insécurité a été monnaie courante : invasions, réfugiés, groupes armés rançonnant les paysans, violations des femmes.

A tout cela s’ajoute l’érosion des collines à cause du déboisement, provoquant aussi une diminution de l’eau disponible. Le dérèglement du climat et notamment l’irrégularité de la saison des pluies a pour effet sporadique un ensemencement précoce, provoquant la perte des semences affectées par le manque d’eau. Pour les jeunes, la situation est pénible. Ils manquent d’accès à l’éducation. Ils ne voient guère d’avenir et doivent se diriger vers l’exode. Les déviances (banditisme, boisson,...) sont fréquentes. Comment les ouvrir aux problèmes du monde ?

Le collectif essaye de répondre à ces défis. La seule manière est de se regrouper, car individuellement, les paysans sont impuissants. Ils ont peu de prises sur les grands problèmes politiques : l’insécurité, la reconstruction d’un Etat, mais ils peuvent au moins essayer ensemble de résoudre des problèmes locaux, en pratiquant la solidarité. 

Un tel discours appuyé sur des pratiques concrètes, constitue une stratégie de survie, montrant la lucidité de ces paysans sur leur sort et sur les causes d’une situation souvent dramatique.»

Une structuration plus forte, une articulation au Mouvement Paysan International est impérative pour renforcer les luttes. L’adhésion à Via Campesina y est aussi à l’ordre du jour.

 "Globalisons la lutte, globalisons l'espoir." 

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1) Selon le FAO, la sécurité alimentaire est assurée quand toutes les personnes, en tout temps, ont économiquement, socialement et physiquement accès à une alimentation suffisante, sûre et nutritive qui satisfait leurs besoins nutritionnels et leurs préférences alimentaires pour leur permettre de mener une vie active et saine. 
2) Cette partie du travail se base sur la contribution d’Olivier Matabazi, chargé de programmes à l’UPDI (Union Paysanne pour un Développement intégral).