lundi 9 décembre 2013

La liberté de la presse: une gageure pour les grands lacs africains

Introduction

Il est présenté ici un état des lieux fait par l’éditrice du Journal Le Souverain à l’occasion de la tournée au Sud Kivu, en octobre 2012, du chanoine François Houtart. Il sera conclu par un regard croisé de CAPSA Grands Lacs sur cette liberté de presse dans la région des grands lacs africains.
Cet état des lieux fait le point sur la liberté de la presse en RD Congo. On sait que de nombreux journalistes ont payé de leur tranquillité et même de leur vie, leur engagement au service de la vérité et des intérêts du peuple. Les auteurs des crimes, « non autrement identifiés », courent toujours.
Pourtant, il nous faut introduire une nuance: la liberté de la presse est chose précieuse. Elle est pourtant parfois instrumentalisée par des forces qui sont contraires aux intérêts des peuples. 
De par le monde, la majorité des médias sont contrôlés par de grands groupes privés. Ils distillent une information souvent tendancieuse, aliénante. Les intérêts économiques et financiers des porteurs de capitaux l’emportent souvent sur la vérité et la liberté journalistique. Ainsi par exemple, au Venezuela, l’essentiel de la presse dite « libre » est aux mains d’opposants au régime, soutenus par les USA, et mène un véritable travail de déstabilisation du pouvoir de gauche. Les mots sont parfois piégés…


Liberté de presse au Congo, un état des lieux

La constitution de la République Démocratique du Congo, en tant que loi fondamentale, garantit la liberté d’expression et d’opinion ainsi que le droit à l’information. Cette disposition est présente aussi dans la loi n°96.002 du 22 juin 1996 portant modalités de l’exercice de la liberté de la presse en RD Congo mais l’exercice de la liberté de presse est souvent mis à mal dans les faits.
Après plus de 30 ans de dictature du maréchal Mobutu, l’heure est à la démocratie mais cette dernière est encore fragile compte tenu de sa jeunesse. Les dirigeants congolais actuels n’ont pas tous été préparés à l’exercice démocratique et restent encore imprégnés d’une culture autoritaire, s’adonnent souvent à des réflexes de censure et de menace à l’encontre des journalistes qui osent s’exprimer librement.
Le contexte dans lequel le journaliste congolais exerce son travail est généralement un contexte teinté d’hostilités, marqué par beaucoup de risques sécuritaires et aussi par le manque de justice et surtout l’impunité. La transition vers la démocratie au début de cette décennie a en effet été émaillée par des cas d’assassinats, d’interpellations arbitraires, de censures, d’intimidation des journalistes. Il arrive fréquemment que le journaliste congolais s’auto-censure pour éviter les ennuis lorsqu’il traite certains sujets sensibles. A cet environnement hostile pour le travail du chevalier de la plume vient s’ajouter aujourd’hui la tension politique post-électorale liée à la crise de légitimité du régime en place ainsi qu’à la présence des groupes rebelles actifs à l’est du Congo. Celles-ci s’accompagnent d’actes d’intolérances politiques, dans un système où l’impunité semble être la règle.
Dans un contexte de guerre et de conflits, la recherche de l’équilibre dans l’information par le recours à différentes sources permettant aux journalistes de donner différents sons de cloche est presque prohibée dans l’exercice du métier bien que la loi de février 1996 y insiste. Certains médias ou journalistes qui recourent à cette obligation professionnelle s’expose à des menaces et poursuites.
Même dans un contexte de paix, les autorités ne supportent pas une plume indépendante. Prêtes à utiliser l’arme pour régler un conflit, certaines personnalités qui se sentent lésées par une presse libre n’hésitent pas à commanditer des assassinats contre les journalistes ainsi que les militants de droit de l’homme.


Les atteintes à la liberté de presse

Pour la seule année 2011, l’ONG de défense des droits de l’homme Journaliste En Danger (JED) avait dénombré 160 cas de violation de la liberté de la presse en République démocratique du Congo (RDC) en 2011 contre 87 en 2010. Au vu des cas d’agression et de menaces contre les journalistes, surtout à l’est du Congo, la crainte est qu’on atteigne un chiffre record jamais enregistré dans l’histoire du pays.
Il est à noter, pour mémoire, que sur les 8 cas d’assassinat de journalistes qui ont été enregistrés depuis 2006 sur l’ensemble de la RD Congo, la province du Sud Kivu à elle seule en compte 3 sur un intervalle de 4 ans.


Presse indépendante

Il convient de souligner avec force, cependant, l’émergence d’une presse indépendante mais exposée à la fragilité par manque d’autonomie financière.
Au Congo, il existe plus de 300 radios communautaires et une cinquantaine de télévisions. La quasi majorité de ces médias appartiennent aux hommes politiques. Pour s’être servis avant de servir le peuple, ce sont ces acteurs politiques qui disposent des moyens pour faire fonctionner leurs médias. Avec leurs moyens, ils manipulent les journalistes selon leurs ambitions politiques ou idéologiques. Le journaliste perd ainsi son indépendance même si sa conscience professionnelle l’interpelle.
Journaliste En Danger (JED) qui défend la liberté de presse fonctionne avec un dilemme, celui de défendre parfois l’indéfendable. Lorsque cette ONG s’explique en ces termes : « … les responsables ultimes de cette situation désastreuse sont identifiables: ce sont les responsables politiques qui se posent en champions de la démocratie, même les armes à la main. Et quand les armes sont devenues trop « voyantes », ils utilisent l’arme de la parole publique en instrumentalisant leurs médias. Derrière les journalistes corrompus se cache une élite politique prête à tout, et surtout à continuer à faire tourner une machine destructrice qui leur assure gloire et argent. Les journalistes là-dedans sont de petits soldats… »
Au Sud Kivu, il existe plus d’une dizaine de radios et 4 télévisions. Pour ce qui est de la presse écrite, il n’existe qu’un seul journal professionnel et indépendant à côté d’une sixaine de bulletins de liaison et d’information dont la majorité sont issus des ONG.
Il a à noter tout de même que l’indice de la liberté de la presse en RD Congo est beaucoup plus élevé qu’au Rwanda voisin où l’espace démocratique n’est pas du tout ouvert et dans une certaine mesure l’Ouganda. La presse en RD Congo reste critique malgré les insuffisances actuelles liées au contexte d’insécurité et de manque d’autonomie financière qui caractérise certains médias surtout ceux reconnus indépendants.
Au Burundi voisin, un journaliste correspondant de RFI du nom de Ruvakuki croupit en prison. Il a été condamné à perpétuité pour avoir tendu le micro à « un groupe de rebelles ». Il a été appréhendé avant même la diffusion des dites informations.
Malgré les efforts observés en RD Congo, il sied de mentionner que le décor est planté car il n’y a pas longtemps, un acteur du CSAC (Conseil supérieur de l’audiovisuel) a parcouru le pays pour interdire les médias d’interroger les rebelles.


Sans autonomie financière, pas de médias indépendants

Contrairement à d’autres pays, l’Etat congolais n’accorde pas de subventions à la presse bien que cette promesse ait été donnée par le président Mobutu en 1992 lors de la libéralisation de la presse du Congo. Ceci expose les médias ainsi que les journalistes à des pratiques contraires à l’éthique et la déontologie dans leur profession. Le "coupage", terme courant utilisé pour désigner le monnayage de l’information, devient une pratique de survie et fragilise la presse. Des sujets de société sont rarement abordés car moins payant en la faveur des reportages politiques présentés souvent sous forme de propagande.
Pour fonctionner, beaucoup de médias recourent aux hommes politiques et perdent ainsi leur indépendance. Il est à noter également que la grande partie de médias qui se disent "communautaires" appartiennent aux hommes politiques. Ces médias leurs servent comme des écrans miroirs fabriqués pour l’auto-représentation de leurs promoteurs. Du coup, les journalistes qui y travaillent perdent leur indépendance car obligés de respecter la ligne éditoriale du propriétaire. C’est la règle de "commande qui finance"


L’autocensure en RD Congo, une menace pour la liberté de presse

Les cas d’assassinats ont vite eu un impact négatif sur le moral des journalistes congolais, la pratique de l’autocensure devient un moyen pour éviter de se retrouver dans des situations inconfortables. Les journalistes évitent d’aborder des sujets dits "sensibles" et se gardent de toute critique surtout à l’endroit du chef de l’Etat. Les médias ne respectent plus le public en lui accordant son droit à l’information.
Dans une interview accordée au journal Le Souverain en 2009, Donat M’baya, Directeur de l’ONG JED soulignait : "Au Congo les médias sont bons lorsqu’ils encensent, quand ils vantent les mérites réels ou supposés des gens, mais ils deviennent mauvais quand ils critiquent, quand ils dénoncent, quand ils ne donnent pas la version officielle des faits".


En conclusion

Dans une démocratie en construction comme en RD Congo, la balle est aussi dans le camp des acteurs de la presse pour une prise de conscience tout à fait professionnelle en vue de se libérer et de libérer le secteur. Le prix à payer sont des menaces, des agressions et toutes formes d’atteinte à la liberté de presse allant jusqu’au pire.


Quel regard croisé sur l’exercice de liberté de presse dans les Grands Lacs?

Plus qu’un droit constitutionnel inscrit dans l’arsenal juridique des états, la liberté de la presse est un droit couvert par les instruments juridiques internationaux ratifiés par tous les états membres des Nations Unies.
Cependant l’exercice de la liberté de presse dans tous les états du monde, tant dans les états de vieille démocratie que dans les jeunes états à l’école de la démocratie, est embrigadé! Dans les grands-lacs africains (RD Congo, Rwanda, Burundi, Ouganda), par exemple, à des degrés légèrement divers, l’exercice de cette liberté est pris en étau entre d’une part des pouvoirs publics dictatoriaux qui voient dans l’action des médias un pouvoir dénonciateur fort, qui fait et défait les grands du monde et d’autre part des limitations juridiques couchées dans des dispositions faisant force de loi. Ce qui conduit au musellement de la presse, soit par la répression, soit par l’achat de conscience des journalistes. Ceci peut se lire dans quelques ordonnances, des décrets-lois obstruant cette liberté de presse à travers ce qu’ils criminalisent comme un délit de diffamation qui finit par faire développer chez le journaliste une sorte de torpeur qui conduit finalement à l’autocensure.
Mais alors, comment garder l’indépendance, la neutralité de la presse face à des situations injustes, face à l’oppression, face à l’agression… ? Paradoxalement, dans l’environnement des grands-lacs en conflits récurrents, la presse se trouve coincée dans un nœud gordien portant sur un dilemme permanent de concilier militantisme citoyen et l’éthique ou la déontologie du métier. N’est-on pas militant en informant, en défendant les droits de l’homme, en éduquant à la paix, au patriotisme, au civisme et en dénonçant le mal ?
Comment sauvegarder l’indépendance de la presse pour les journalistes exposés à des réels besoins primaires de subsistance. C’est évident qu’il n’y aura pas de liberté de presse sans moyen financier. En effet, dans la région des grands lacs africains, la pratique de monnayage de l’information est monnaie courante.
Pour garder discrète et protéger cette pratique de monnayage de l’information, les journalistes en ont carrément codifié l’appellation. Celle-ci varie selon les pays, mais la triste réalité reste identique dans les différents réflexes de ces derniers : question de survie. Ainsi, ce monnayage s’appelle "Gita" au Rwanda et au Burundi. Mais lorsqu’au Rwanda le pouvoir rwandais s’est rangé pour traquer la pratique, ils ont changé l’appellation de "Gita" en "Éditorial" (Gita signifie « arbre » dans leur langue vernaculaire). Au Kenya elle se nomme "Mchapa", au Bénin c’est le "Mot de la fin", en Tanzanie la pratique s’appelle "Vunja mugongo"… Et finalement, c’est la fiabilité et la crédibilité des informations issues de ces canaux qui en pâtissent et les violeurs des droits en sortent ragaillardis.
Comment le journaliste dans les Grands Lacs pourrait-il rapporter les faits, rien que les faits qui pour la plupart des cas remettent gravement en cause le pouvoir qui s’estime à son tour jouir des prérogatives de vie ou de mort contre tous ceux qui ne pensent pas comme lui ?
Plusieurs sujets chauds exposent les journalistes dans la région des Grands Lacs africains. Des questions taboues sont celles qui portent sur l’analyse de complicité et/ou de traîtrise dans les guerres interminables dans la région, le blanchiment de l’argent qui passe par la grande corruption, le business couvant les contrats miniers désastreux et inéquitables (Forest, Banro, chinois, les Sudaf, les rwandais, les ougandais…), les interventions humanitaires, les commanditaires de la criminalité urbaine et transfrontalière balisant un lit pour le terrorisme africain dans la région des grands lacs, les violations et abus de pouvoir et les différentes répressions exercées sur les personnes. Bref, nombre de questions qui aideraient les populations à se faire une opinion.

Le combat pour la liberté de la presse est un combat juste et de longue haleine. Il ne peut se faire en vase clos. Il doit se trouver des alliés débordant les frontières nationales car le combat pour les vertus n’a pas de frontières. C’est dans ce sens que les efforts doivent être consentis pour explorer toutes les alternatives devant permettre à arracher ce droit à tout prix. Regardant dans cette même direction, au cours d’un atelier de réflexion sur les médias dans la région des Grands Lacs tenu en avril 2011, les journalistes du Burundi, du Rwanda, et de la RD Congo avaient consentis à un train de stratégies pour faire face collectivement à nombre d’écueils liés à l’exercice de leur profession.