mardi 11 octobre 2016

Quand la justice défie la démocratie en Afrique...

Des cours constitutionnelles "politisées ou politiques"?

Dans la plupart des états qui comptent parmi leurs institutions une cour constitutionnelle, le contentieux électoral est attribué à différentes étapes au juge constitutionnel. L’étendue des compétences des cours constitutionnelles en matière électorale est assez diverse selon l’état (1).
De manière générale, les attributions des cours constitutionnelles sont principalement liées à l’exercice du contrôle des normes. Le contentieux des élections a pour objet la vérification de la régularité des actes électoraux et de la validité des résultats des scrutins. Il peut aboutir à la confirmation, à la réformation ou à l’annulation de l’élection. Son originalité réside essentiellement dans la nature des pouvoirs conférés au juge (2).

Qu’est-ce que les peuples africains peuvent encore attendre ou espérer des différentes cours constitutionnelles qui s’éloignent davantage de leur mission originelle qui est de rendre une justice juste, et de ce fait, d’accompagner la consolidation de la démocratie? L’évidence de l’inféodation de la justice à la politique en Afrique n’est plus à démontrer. Les cours constitutionnelles en Afrique, plutôt que d’être les piliers principaux de la démocratie, adoptent des attitudes qui la contrarient voire qui la dénient. Où est passée l’indépendance de la justice dans ce continent?

"De manière générale, les attributions des cours constitutionnelles sont principalement liées à l’exercice du contrôle des normes. Toutefois, le prestige du juge électoral et sa position privilégiée dans le système juridictionnel ont incité le constituant et le législateur à lui confier de surcroît des compétences importantes en matière électorale" dit Snejana Sulima dans son article sur le rôle des cours constitutionnelles dans les scrutins politiques.
De ce fait, la justice électorale, en fonction de son objet spécifique, peut souvent comporter un fort caractère politique. "L’intervention d’un organe indépendant comme la cour constitutionnelle pourrait pourtant apporter l’impartialité et l’objectivité indispensable au jugement" poursuit Sulima.

Dans les pays africains, il est aujourd’hui établi que les cours constitutionnelles sont de plus en plus des caisses de résonnance ou des instruments du pouvoir politique. Des outils de conservation des pouvoirs illégitimes le plus longtemps possible. Elles sont des cartes introduites dans le jeu politique, à un moment bien précis, pour agiter et dénier la démocratie. Les illustrations en sont nombreuses: la Côte d’Ivoire en 2010, le Congo-Brazza en 2016, le Burundi en 2015, la RDC en 2016, le Gabon en 2016,...
Cela s’explique par le fait que les animateurs de ces cours sont des clients politiques nommés par des dirigeants aux gênes dictatoriaux, avec pour mission vicieuse de les maintenir au pouvoir au-delà des mandats constitutionnels. Elles fonctionnement donc de manière clientéliste sur base du principe de "parallélisme de forme" ou de "la théorie de l’acte contraire", c’est-à-dire celui qui nomme, c’est celui qui révoque. C’est cela qui fonde toute leur allégeance aux politiques au mépris de leur mission.

On a l’impression, malheureusement évidente, que les animateurs ne sont pas nommés pour rendre justice dans des conflits qui relèvent de l’application de la constitution mais que leur nomination relève d’une stratégie politique de tripatouiller les principes démocratiques (universels et constitutionnels) en inversant leur compréhension au mépris de la volonté du peuple. La constitution se trouve au sommet de la hiérarchie des normes nationales. Sa complexité, sa précision ou au contraire ses flous donnent au juriste constitutionnaliste, la possibilité d’en jouer dans l’intérêt du politique et avec sa complicité. Comme qui dirait "Dis-moi ce que tu veux, je te dirai comment y parvenir!"

Ce tripatouillage s’appelle parfois "interprétation" ou "arrêt" de la cour constitutionnelle… Ces interprétations ont souvent force de lois. Quand la cour constitutionnelle a parlé, il n’y a plus de recours. "Roma lukuta, causa finita". A l’époque romaine, lorsque l’empereur Caesar avait parlé, il n’y avait plus de cause à soulever, c’en était donc fini. Aujourd’hui lorsque vous contestez un arrêt de la cour (quel qu’il soit), vous êtes susceptible d’une infraction de rébellion dont la peine est sévère en RD Congo. Mahatma Gandhi disait pour sa part que lorsque vous constatez que les lois de votre pays sont des lois iniques, vous devez vous révolter, et d’ailleurs le droit de désobéissance civile est reconnu par de certaines constitutions en Afrique, bien que l’encadrement juridique de ce droit fasse problème encore...

Le comportement des cours constitutionnelles dans beaucoup de pays africains relance le débat sur les rôles, la responsabilité et le fonctionnement des institutions de la république dans la consolidation de la démocratie et ou de la dictature: comment faut-il appréhender aujourd’hui dans les réalités africaines, le principe de la séparation des pouvoirs cher à Montesquieu? Le pouvoir sensé arrêter le pouvoir? Sur le plan juridique, les cours constitutionnelles ont, dans le cadre de l'élection présidentielle, un rôle plus large que celui du contentieux et de la validation. Au Gabon avant le scrutin par exemple, la cour est consultée sur toute mesure ou décision concernant le scrutin. Et en sa qualité d'organisatrice, elle valide et dresse la liste officielle des candidats.

Que ce soit au Niger avec l’affaire Tandja, en Côte d’Ivoire avec la décision rocambolesque du conseil constitutionnel du 3 décembre 2010 proclamant la victoire de Laurent Gbagbo, au Gabon d’Ali Bongo en septembre 2016 le proclamant vainqueur contre Jean Ping, au Congo Brazza de Sassou Ngwesso en 2016 après 15 années au pouvoir, au Burundi avec la décision de la cour constitutionnelle du 4 mai 2015 autorisant Pierre Nkurunziza à briguer un 3e mandat, ou qu’il s’agisse encore du conseil constitutionnel sénégalais et de sa fameuse décision controversée du 29 janvier 2012 sur le 3e mandat inconstitutionnel d’Abdoulay Wade ou de la décision en certains points similaires du conseil constitutionnel burkinabé du 14 octobre 2005, ou enfin au Congo Kinshasa de Joseph Kabila en 2016 avec l’interprétation de l’article 70 de la constitution… il faut reconnaître que nombreux sont les juges constitutionnels à avoir montré leur insuffisance, leur incapacité même à constituer à un véritable contre-pouvoir.
La perversion du droit constitutionnel est largement utilisée en Afrique, surtout francophone. Beaucoup d’arrêts et ou avis rendus par les différentes cours constitutionnelles dans le cadre des élections ont souvent plongé les pays dans une spirale de violences meurtrières, ou à tout le moins dans des polémiques publiques fortes liées soit à l’interprétation "politisée" de la constitution, soit à la confirmation de faux résultats électoraux.

En RD Congo, l’article 70 de la constitution dit ceci: "Le Président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq ans renouvelable une seule fois. A la fin de son mandat, le Président de la République reste en fonction jusqu’à l’installation effective du nouveau Président élu." Mais dans son arrêt rendu le 11 mai 2016 et lu par son président Benoit Luamba, la cour l’interprétant dit "suivant le principe de la continuité de l’État et pour éviter le vide à la tête de l’État, le président actuel reste en fonction jusqu’à l’installation du nouveau président élu".
Cette interprétation ignore volontairement le prescrit de l’article 73 de la même constitution qui dit : "Le scrutin pour l’élection du Président de la République est convoqué par la Commission électorale nationale indépendante, quatre-vingt-dix jours avant l’expiration du mandat du Président en exercice."

L’article 70 dit que le Président actuel reste en fonction jusqu’à l’installation effective du nouveau Président élu: on ne dit pas jusqu’à l’élection du nouveau président. L’installation suppose qu’il y a eu élection et qu’il y a eu un président élu, ce que Kabila n’a pas fait. Toute la polémique sur l’interprétation de la cour se cristallise à ce niveau alors que le citoyen lambda pense que la cour aurait dû trancher définitivement sans ambages. Cette interprétation favorise la majorité au pouvoir qui s’en prévaut, contre les avis largement partagés par une population qui interprète différemment ces articles.

De l’indépendance des juges constitutionnels


In fine, cette situation pose la question des critères de nomination et de la constitution des membres des différentes cours dans les pays africains. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la nomination des membres de la cour relève du pouvoir discrétionnaire du chef de l’Etat, en tous cas dans nos pays africains. Ailleurs, cela se fait sur base d’une série des critères objectifs mais en Afrique, la plupart du temps, c’est sur le clientélisme et d’autres critères du genre identitaire, géopolitique et même sur base des liens familiaux. Au Gabon, par exemple, la présidente de la cour constitutionnelle Marie Madeleine Mborantsuo avait fait deux enfants avec feu président Omar Bongo Ondimba, père d’Ali Bongo le président actuel. L’opposant Jean Ping, quant à lui, a fait des enfants avec la sœur d’Ali Bongo et donc il est beau-frère de ce dernier et tous deux ont des liens transitifs et réflexifs de famille avec la présidente de la cour constitutionnelle gabonaise… Quelle neutralité ou indépendance attendre de ces juges nommés sur base des liens de famille?

En RD Congo il faut combiner le critère d’allégeance politique fort à celui du régionalisme dans la nomination des juges de la cour constitutionnelle. Tous ces critères subjectifs sont savamment utilisés par le régime pour s’en servir le moment venu de nuire à la démocratie.

Comment repenser le rôle et la responsabilité de la justice dans une Afrique jeune aspirante à la démocratie? Ou mieux, comment repenser le rôle des institutions publiques dans la consolidation de la démocratie africaine et l’effectivité de la séparation des trois pouvoirs classiques? Il faut retenir que dans la théorie du constitutionnalisme actuel, ces cours ou conseils sont un élément essentiel, si ce n’est primordial de l’équilibre des pouvoirs et de la limitation du risque de coup d’état constitutionnel.

La démocratie africaine est menacée par la surpolitisation des institutions et de l’administration publiques mais aussi par un populisme qui crée des hommes forts au lieu des institutions fortes. Par conséquent les gens sont derrière des individus au lieu d’être derrière les principes: on sacrifie les lois de la République au profit des intérêts égoïstes. Pour s’en sortir, les nouvelles générations devraient "se déconnecter" et "imposer de nouvelles règles du jeu" en empruntant les termes de l’économiste Samir Amin et Malcolm X. La démocratie, dit-on, est le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple. C’est la seule règle de jeu que tout le monde devrait respecter.

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(1) Parmi les pays dans lesquels les cours constitutionnelles connaissent du contentieux électoral en conformité avec leurs constitutions on compte: l’Algérie, le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, le Congo, le Gabon, Madagascar, le Mali, le Maroc, la Mauritanie, le Niger, le Rwanda, le Sénégal, la RD Congo, le Tchad, le Togo... 
(2) Jean-Claude Masclet, Droit électoral, Presses Universitaires de France, Paris, 1989, p. 312.

vendredi 23 septembre 2016

Un dialogue de plus pour la RD Congo! Halte à la "négomanie"!

Attention

La convocation quasi-rituelle de longs "dialogues", "états généraux", "conférences", "séminaires", "ateliers" et autres "consultations" est une autre raison de la propension du Congo à l’inaction (1).
Ces propos du Professeur Peter Englebert tirés de son étude portant sur le bilan du règne de Joseph Kabila en 2015 viennent corroborer la "négomanie", telle que reprise dans une réflexion de CAPSA-GL intitulée "Ne pas avoir peur de dialoguer ni dialoguer par peur" (2). Ce néologisme exprime le fait de concession dans la négociation comme seul moyen de satisfaire ses intérêts.
C’est dans cet esprit de négomanie que la majorité présidentielle actuellement au pouvoir a rangé des dizaines de caciques du régime pour affronter l’opposition et la société civile à la cité de l’Union africaine en vue de tenter d’arracher une nouvelle légitimité susceptible de permettre au Président Joseph Kabila de se maintenir au pouvoir au terme du 2e et dernier mandat.
En effet, sentant sa mandature cheminer lentement mais sûrement vers la fin et, devant une population désabusée, le pouvoir a d’abord opté pour les concertations nationales en 2013, ensuite pour des consultations nationales qui furent sanctionnées par une ordonnance présidentielle convoquant le dialogue politique pour des élections apaisées. Cette initiative est intervenue après que moultes tentatives de déverrouillage des textes légaux organisant l’accès à la magistrature suprême dans le pays aient échoué. Ces manœuvres sont de plus en plus observées dans le chef de nombre de dirigeants africains qui tentent de bricoler avec les limitations des mandats. En faisant valoir qu’en dépit de la constitution et autres dispositions légales, c’est de la volonté des populations qu’ils restent au pouvoir, car ils seraient les seuls capables d’assurer la paix et la stabilité dans le pays…

Il faut un dialogue national pour des élections apaisées!

Pendant que la société civile et l’opposition appuyées par les Nations Unies au travers de la résolution 2277 militent pour la tenue des élections dans le strict respect de la constitution, c’est en ces termes ci-haut titrés que la majorité présidentielle a longuement communiqué pour faire passer son message en faveur du dialogue et, entraîner dans sa stratégie l’adhésion la plus large possible.
Plusieurs arguments ont été avancés pour appuyer et justifier ledit dialogue tels que la question de financement des élections, la nécessité d’enrôlement de nouveaux majeurs et des congolais de la diaspora, l’impératif d’actualisation du fichier électoral déclaré corrompu…
Mais comme ces prétextes ne pouvaient à eux-seuls convaincre les millions de congolais qui vivent et suivent les choses au jour le jour, la majorité au pouvoir est passée à la vitesse supérieure allant jusqu’à rappeler les affres/spectres des violences connues lors des élections de 2011, élections contestées par l’opposition et où le Président Joseph Kabila était au coude à coude avec son challenger Etienne Tshisekedi.
Au cours des campagnes de sensibilisation pour le dialogue à travers toute la République, la majorité présidentielle a été jusqu’à déclarer que s’il n’y avait pas de dialogue, la RDC irait droit vers la guerre, avec les risques d’implosion du pays.
Pareil aveu n’a pas été perçu autrement qu’une déclaration de guerre par une population qui n’a pas seulement entendu parler de la guerre mais qui l’a vécue dans sa chair et qui en garde encore fraîches les stigmates. Un proverbe africain ne renchérit-il pas qu’on ne montre pas de corde dans la maison d’un pendu?
Entretemps, de véritables menaces sont subtilement propagées dans les médias: on exhibe les nouvelles acquisitions de matériel moderne anti-émeutes, on rappelle régulièrement les dégâts des pillages de 1991 comme une mise en garde en prévision de nouveaux troubles civils…
La rue ne cesse de se demander comment les cinq années ont pu s’écouler sans que le pouvoir n’ait pris quelconque mesure pour l’organisation des élections alors qu’elles sont légalement requises pour être tenues avant la fin 2016 ?
Le manque de volonté politique et l’irresponsabilité coupable dans le chef des dirigeants aux affaires est manifeste. Entretemps, d’autres opportunistes en quête de positionnement n’attendent qu’un compromis politique issu du dialogue pour enfin partager le pouvoir et ses dividendes après tant d’années d’écartement.
Tout de même, il y a lieu de se souvenir qu’il n’a pas fallu de dialogue national pour organiser les élections de 2006 et encore moins celles de 2011.
Si aujourd’hui, pour renforcer leur thèse, les tenants de l’actuelle logique du dialogue politique se réfèrent à l’accord global et inclusif de Sun City, ils n’ont pas moins à l’esprit qu’il y a eu des évolutions positives. Après deux législatures, le peuple congolais est en droit de jouir d’une certaine expérience de la pratique électorale, fruit de plusieurs années de luttes au prix de sacrifice de plus de 4 millions de morts. Aujourd’hui, la RD Congo s’apprête à un troisième exercice électoral pour une véritable alternance démocratique. Les analystes politiques, estiment que l’actuel Président devrait se prévaloir d’un actif considérable pour avoir conduit la démocratisation du pays (question de considération et d’accomplissement de soi tel que mentionné dans l’échelle de Maslow (3)).

Les exigences de la majorité présidentielle, une gageure manifeste pour l’alternance

Dans l’ensemble, pour tenir le dialogue, quelques dispositions méthodologiques minimales ont été prises pour mettre en confiance les participants. Afin d’éviter la peur du dialogue ou au contraire le dialogue par peur. La facilitation assistée par une co-modération de l’opposition et de la majorité présidentielle, un ordre du jour limité aux élections, l’équilibre entre le nombre des participants de la majorité avec celui de l’opposition, le timing des travaux (15 jours) pour ne pas tirer en longueur, la libération de quelques prisonniers politiques et d’opinion furent autant de mesures de décrispation exigées par la communauté internationale et une partie de l’opposition. A l’entame du dialogue, il restait pourtant encore un certain nombre de prisonniers et médias non libérés…
Mais l’absence du G7 et du rassemblement de l’opposition, la rétractation de l’UDPS renforcée par une faible représentation des Provinces, ne permettront pas de rendre ce Forum inclusif comme il eut fallu pour permettre une réelle appropriation de ses résolutions. Le dialogue aura majoritairement réuni des kinois au détriment d’une grande majorité silencieuse.

Des matières à négociation entre majorité présidentielle, opposition et société civile

Si en 1990-92, la Conférence Nationale Souveraine et aujourd’hui les débats de l’Assemblée nationale sont diffusés en direct sur les chaînes de radio et télévision pour informer la population de l’évolution des débats, cela n’est pas le cas pour ce dialogue, malgré la demande de la population et de l’opposition. Ce qui a suscité des suspicions de manque de transparence. Certains crieront tantôt au complot contre la nation, tantôt à la comédie, allant jusqu’à parier sur l’inopérationnalité des résolutions qui n’engageront que leurs signataires. L’UDPS, le G7 et le rassemblement de l’opposition anti-dialogue promettent de se liguer contre toute résolution jugée d’avance anticonstitutionnelle à partir du 19 septembre 2016.
L’intégralité des discussions du dialogue n’ayant pas été portée à la connaissance du grand public, ce sera dès lors à partir des quelques petites bribes d’informations récoltées ça et là, qu’on apprendra que la majorité présidentielle a milité mordicus pour amener les participants à s’accorder sur l’impossibilité d’organiser les élections dans le délai constitutionnel. Et ainsi, conduire au glissement tant souhaité par la majorité présidentielle. Ensuite, les tractations ont porté sur les trois scénarios possibles de révision du fichier électoral et enfin, sur la chronologie des échéances électorales. Faudra-t-il commencer par les présidentielles ou par les locales? Les avis divergeaient entre majorité et opposition.
A propos du scénario à privilégier, il a fallu départager les protagonistes entre la révision totale du fichier électoral, l’aménagement du fichier de 2011, ou encore le montage d’un tout nouveau fichier. Il était question dans ce dernier scénario, pour la majorité présidentielle, d’intégrer les nouveaux majeurs et les congolais de l’étranger. Il serait impératif pour cela d’allouer plusieurs mois supplémentaires voire des années, pour y parvenir.
Le second front des négociations a porté sur la hiérarchisation des échéances électorales. Pour l’opposition, il fallait prioriser les présidentielles couplées aux législatives nationales. Suite à l’opiniâtreté de la majorité présidentielle, le dialogue a opté pour l’organisation de tous les scrutins en un seul jour. Avant d’adopter cette résolution, les opposants présents au dialogue ont dû momentanément claquer la porte jusqu’à ce qu’un compromis portant sur la tenue de tous les scrutins au même jour se dégage.

« Omur’hi orhakube onagunywana » dit-on!

L’opposition clame tout haut que "la politique de la chaise vide ne paie pas". Dans notre cas précis, le proverbe ci-dessus, inspiré de la sagesse Shi serait le mieux indiqué. Il enseigne qu’"un arbre que tu ne peux abattre, pactise-avec lui". Autrement dit, quand on se trouve devant plus fort que soi, on compose avec lui. C’est visiblement l’option de l’opposition et la société civile présentes au dialogue. Sinon, comment comprendre que ces dernières n’aient pas eu à l’esprit que le camp adverse était en fin de mandat et qu’ils se trouvaient en face des matières constitutionnellement non négociables, et donc en position de force pour négocier valablement et arracher d’importantes concessions dont l’alternance attendue par des millions des congolais? Comment ne pouvaient-ils pas mettre les dirigeants devant leur responsabilité en face de l’histoire, c’est-à-dire celle de n’avoir pas organisé les élections dans le temps et les contraindre à faire profil bas? Comment n’avoir pas brandi nombre d’irrégularités et de violations de droits humains et de la Constitution telles que monitorées par les organisations citoyennes? On peut dire que la société civile et l’opposition ont affiché peu de cohérence, peu de fermeté et beaucoup de complaisance.
C’est pourquoi, l’entrée surprise de Vital Kamerhe dans le jeu en tant que co-modérateur au compte de l’opposition n’a pas été vue d’un bon œil par une frange de l’opposition. Plusieurs milieux politiques n’ont pas hésité à le qualifier de traître et l’accusent déjà d’avoir négocié le poste de Premier Ministre pour piloter la transition qui découlerait du dialogue. Les critiques les plus acerbes sont allées jusqu’à affirmer que Vital Kamerhe n’a jamais été un véritable opposant et qu’il n’aurait fait que duper son monde et jouer un double jeu pour protéger l’actuel pouvoir.
Le 13 septembre 2016, au retour de la partie de l’opposition qui s’était retirée du dialogue, il a été publié à la une des journaux (4) : Kamerhe offre un troisième mandat à Kabila. Sous ce titre le chroniqueur écrira ceci : « Coup de tonnerre en RDC. Grâce à la révision complète du fichier électoral concédée à la majorité présidentielle par Vital Kamerhe et la frange de ‘l’opposition’ participant au dialogue, Joseph Kabila se voit octroyer de fait un troisième mandat, sans élection et en dehors des clous de la Constitution ». A ce sujet, la CENCO qui est de ceux qui ont invité les Congolais à prendre part au dialogue ne s’est plus prononcée …
En stratège astucieux, le pouvoir actuel a depuis quelques années placé la société civile et l’opposition dans une position de quasi-rationnement et de privations drastiques. Etre invité et accepter de partager le pouvoir au travers d'une transition c’est «se précipiter pour des miettes tombées de la table du pouvoir!».
Et quand, devant cette amnésie collective, Perriello l’envoyé spécial d’Obama, éveille la conscience des congolais, c’est dans les médias officiels que le pouvoir tire sur lui à boulets rouges.

Un accord politique pour sanctionner le dialogue

Nous avons l’habitude de ce genre d’accord final, fruit de compromis politiques au terme d’un dialogue. Il est souvent de courte durée. Les compromis par ailleurs utiles ne se révèlent souvent n’être que de vulgaires compromissions!
Pour l’évaluer justement, il faut préalablement en jauger la teneur au regard des exigences de la Constitution (valeur juridique), de la paix sociale menacée et de la plus-value qu’il donne en termes de cohésion nationale. Les Congolais devront savoir que le présent accord en chantier, n’a rien en commun avec l’accord global et inclusif de Sun City (2002) axé principalement sur le partage du pouvoir (5) après des années de guerre. Car il s’agirait alors purement et simplement d’un cautionnement d’un coup d’état constitutionnel. Il convient donc d’inviter les protagonistes à la plus grande prudence, et ne pas tomber dans ce piège (ce ne serait pas nouveau de voir le pouvoir mettre sur la table des négociations la perspective d’un Gouvernement d’Union nationale qui dégarnirait l’opposition et la société civile.)
Et il ne faudrait pas non plus que cet accord soit la base de nouveaux problèmes. L’absence d’inclusivité réelle aura consacré la bipolarisation de la société. Du coup son opposabilité à tous sera remise en cause.
En outre, si déjà avant que son contenu ne soit promulgué, l’accord en perspective est boudé par une partie de la population et accusé de couvrir le glissement, comment l’opération dialogue ne serait-elle pas taxée de blanchisserie, d’un acte de menace pour rendre de facto caduque l’actuelle constitution ? Le dialogue politique et l’accord politique qui en découle ne seront venus que pour renforcer le pouvoir de Joseph Kabila.
Enfin, les opposants et les milliers d’anti-dialogues, qui envisagent de multiplier les manifestations de contestation sur l’ensemble du pays, estiment que, n’avoir pas clairement statué sur le sort du Président sortant au terme de ses deux mandats constitue la faille majeure de ce processus de dialogue. Ce qui pour eux, confirme que le Président sortant est lui-même le problème et non la solution.

Oui, on aura dialogué, et après, quoi?

Les dialogues (6) politiques qui se sont succédés ont englouti d’importants moyens du contribuable Congolais mais par la suite, les résolutions n’ont pu connaître d’application que quand des pressions de tous ordres (nationales et/ou internationales) ont été exercées sur les dirigeants. Cela parce qu’en fait, à côté d’un accord rendu public, il y a souvent d’autres termes secrets qui lient entre eux les grands lobbyings avec les véritables tenants du pouvoir…
Cela fait craindre le pire pour la suite. Ainsi, les différentes guerres de l’Est de la RD Congo se sont souvent justifiées par le non-respect des clauses de tel ou tel accord. C’est le cas de l’accord de Lemera, celui de l’accord global et inclusif avec le CNDP de Nkunda, ou encore celui passé avec le M23 lors de la Conférence de Goma…

Après ce dialogue, rien ne sera plus comme avant pour la classe politique du Congo et forgera à coup sûr une nouvelle configuration de l’opposition. Des anciens de l’opposition seront indexés. Il ne manquera pas non plus d’aigris du côté de la majorité présidentielle quand ils seront mis de côté pour dégager de l’espace pour les nouveaux ralliés à la dynamique du Pouvoir.
A l’heure où se termine ce dialogue politique dans lequel certains avaient placé tous leurs espoirs, les indicateurs du pays sont au rouge. Attendre du positif de l’accord semble à coup sûr illusoire.
Alors que la troïka stratégique de la RD Congo vante l’amélioration du cadre macro-économique, le dernier rapport du PNUD reprend que plus de 80% des congolais vivent avec moins de 1 dollar par jour.
Tous les secteurs sociaux sont relégués au dernier plan, le bradage des ressources extractives se poursuit, la grande corruption avec des enveloppes sous-table à la base de l’enrichissement de certains dirigeants n’est plus à cacher, l’insécurité toujours grandissante et non maîtrisée bat son plein ces derniers jours. Bref, la crise de la souveraineté dans de nombreux secteurs vitaux est plus forte que jamais…
Face à cette réalité, lors de la dernière rentrée parlementaire de la Chambre haute du Parlement, le Président du Sénat n’a-t-il pas évoqué ce paradoxe qu’à l’heure actuelle : « la RDC vit dans une insolente richesse face à une insoutenable misère ? » (Après les dernières émeutes de Kinshasa, les experts ont même avoué que ces troubles ne seraient pas tant liés à la demande de l’alternance mais bien plus à la misère criante et aux inégalités sociales monstrueuses des faubourgs et banlieues de Kinshasa)
Et, alors que toutes les parties au dialogue venaient de s’accorder sur le financement des élections, le ministre Alexis Tambwe, co-modérateur du côté de la majorité présidentielle a annoncé à l’opinion nationale que l’on va financer uniquement les élections pour ne plus construire les hôpitaux, les écoles ni promouvoir le développement!
Au cours de ce dialogue politique, la majorité présidentielle a pris pour argument (et en otage?) les 8 millions de nouveaux majeurs à enrôler, alors qu’en réalité aucune politique sociale de résorption du chômage des jeunes cadres universitaires n’a été mise en œuvre, ni même pensée, durant les trois quinquennats. Ces milliers des jeunes sont abandonnés à leur sort. Nos enfants terminent leurs études universitaires sans emploi et il n’est pas rare de trouver ces jeunes universitaires engagés comme sentinelles, domestiques ou vendeurs de pacotille à travers la ville juste pour avoir un peu à manger... Mais subitement, le pouvoir se soucie de leur droit démocratique à voter…
Pour justifier l’érosion des millions de dollars collectés annuellement pour l’organisation des élections pendant les deux quinquennats, la majorité présidentielle a déclaré au dialogue que l’argent avait dû être affecté aux fronts militaires de l’Est pour combattre l’insécurité créée par le M23. Pourtant, jamais le parlement n’en a fait cas dans ses sessions budgétaires.
Il est troublant de constater qu’après leur défaite, les résiduels du M23 n’ont jamais été traqués. Par contre, aujourd’hui, ils se sont constitués en parti politique et font partie de la majorité présidentielle… Pour les intégrer et réduire leur pouvoir de nuisance, se justifiera à coup sûr le pouvoir. Ou pour, une fois de plus, introduire le loup dans la bergerie?
Comment éviter que demain, on n’use encore de pareil artifice, se targuant de pareille jurisprudence pour qu’une fois encore, la lutte contre l’insécurité, causée cette fois par les ADF/Nalu Ougandais qualifiés de terroristes islamistes, n’empêche le financement d’élections reprogrammées?

Exhortation !

La souveraineté et l’opposabilité des résolutions de ce forum n’ayant pas été négociées et décrétées dès le début, la tâche prioritaire du groupe de soutien au dialogue est de travailler sur la viabilité et sur la valeur contraignante de l’accord.
Ceci étant, toutes les autres questions importantes que le Dialogue aura gardées en suspens pour donner la priorité à celles relatives à la tenue des élections, notamment l’imminence de la reconfiguration de la CENI réclamée par l’opposition, devraient absolument faire partie intégrante des grandes décisions futures.
Enfin, qui sera cet oiseau rare, ce Premier Ministre rassembleur capable de conduire une courte transition gérée de manière consensuelle avec comme mission primordiale l’organisation d’élections qui pourront sauver le Congo ?
En ce moment, des tractations de coulisses se déroulent et personne ne pourrait empêcher le chef de l’état Joseph Kabila d’en signer l’ordonnance. Plus que jamais le peuple congolais est invité à plus de sérénité car, à ce moment charnière, l’heure semble à la provocation pour justifier tout coup de force de part et d’autre. L’actuel pouvoir ne semble pas vouloir céder devant une opposition appauvrie et divisée et une population en colère. Ne nous y trompons pas, toutes les concessions faites: la révision du fichier électoral en y intégrant les nouveaux majeurs et les congolais de l’étrangers (malgré le temps que ça prendra), l’acceptation de passer tous les scrutins en une seule journée, mettant en main de l’électeur des bulletins volumineux de candidats (7), avoir accepté de mettre sur pied un gouvernement d’Union nationale piloté par un opposant… tout cela ne relève que de la recherche de la paix, évitant les multiples provocations (en swahili : kuepuka mihali).


Mais le dernier mot revient toujours à la population qu’il faudra organiser pour éviter de rater le virage de notre démocratie. Le pouvoir actuel a montré toutes ses limites. Même si on lui accordait encore une dizaine d’années, il ne pourrait impulser le développement de ce pays. Il ne se cabre que pour protéger les privilèges d’une caste et éviter les poursuites une fois l’immunité retirée par la fin de mandat.
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(1) Dr Pierre Englebert, professeur H. Russell Smith des relations internationales et professeur de politique africaine à Pomona Collège 
(2) Réflexion publiée le mercredi 1 juillet 2015 sur Alfajiri Kivu Blog du Capsa - Grands Lacs
(3) Abraham Maslow, Psychologue américain (1900-1970) qui a proposé une hiérarchie pyramidale des motivations déterminant le comportement humain, en y rattachant notamment les besoins de sécurité, d'amour et de sentiment d'appartenance, de compétence, de prestige et de considération, d'accomplissement de soi, de curiosité et de compréhension.
(4) Voir le lien : http://www.afrik.com/rdc-kamerhe-offre-un-troisieme-mandat-a-kabila
(5) L’accord global et inclusif de Sun City en 2002 a doté la RD Congo d’un Gouvernement atypique quadri céphalique de 1+4 : Joseph Kabila et 4 Vices-présidents émanants des 4 composantes des négociations ouvertes.
(6) Conférence Nationale Souveraine 1992, Consultations Nationales, Concertations Nationales 2013, forum…
(7) A envisager: 2 pages de bulletin de vote pour des dizaines de candidat président, 12 pages pour des milliers des candidats des députés nationaux, 20 pages pour des milliers des candidats provinciaux, des conseillers communaux ceux des chefferies… Allez-y comprendre quelque chose...

jeudi 28 juillet 2016

Chronique d'un naufrage annoncé

Ou comment la politique Européenne de migration conduit à un désastre humain.

Il y a un an, j’écrivais un article sur les noyades de « migrants » en Méditerranée.

J’avais été surprise de l’engouement médiatique et de l’émotion suscités par les naufrages du mois d’avril 2015.
 
Était-ce le nombre de morts? Bof, ce n’était pas nouveau. Bien plus de 20.000 morts en 20 ans, dont 4000 noyades en 2014. Ça allait crescendo.

Était-ce le nombre de naufrages et de morts en moins d’une semaine? Ça devait être ça. Quelle autre explication?

Puis un nouveau drame humain, celui du Népal, occultait la tragédie de migrants en Méditerranée. Les projecteurs se braquaient sur une autre partie du monde, en attendant un autre drame plus sensationnel quelques semaines, quelques jours ou quelques heures plus tard.

Le Népal, c’était mieux ; plus vendeur car plus consensuel. C’était une catastrophe naturelle. On n’y pouvait rien. On n’était pas responsable.

Les noyades en mer aux portes de l’Europe, c’est plus gênant. Ce n’est pas de notre faute: "on peut pas accueillir toute la misère du monde". Mais une petite voix intérieure nous glisse insidieusement "qu’on pourrait en prendre fidèlement sa part".

En juillet et août 2015, l’arrivée «massive» de migrants en Europe (une «invasion» selon certaines feuilles de choux) suscitait compassion, émoi ou effroi. Le 2 septembre 2015, la photo du petit Aylan, échoué sur une plage aux portes de l’Europe faisait le tour du monde. Un lendemain de rentrée scolaire, ça la fichait mal! Il aurait dû être à l’école ce gamin. Pas échoué sur une plage. Il aurait pu être le tien, le mien. Donc, il nous touchait. Pour peu de temps. «L’émocratie» se nourrit d’émotions fortes, mais courtes. Au suivant…Au suivant…

Puis sont venus les attentats de Paris et de Bruxelles, brouillant encore plus les cartes et créant un clivage entre les adversaires à la migration et les «pro» migrants. "Ce sont des terroristes!" versus "N’importe quoi! Ils fuient précisément le terrorisme. Des 13 novembre et des 22 mars, ils le vivent tous les jours!".

Et cerise sur le gâteau, dans cette ambiance de fin du monde, le 18 mars 2016, les Européens signaient avec la Turquie «l’accord de la Honte» (J’ai essayé de l’appeler autrement mais je vous jure: j’y arrive pas !). Des sous contre des murs. Tu me caches ces migrants que je ne saurais voir et je fais fi de ton autoritarisme et de ta manie de jeter en prison les journalistes trop critiques à ton goût.

Et les naufrages ont repris de plus belle avec les beaux jours.

Avril 2016 est une copie d’avril 2015, mais en plus macabre et cynique.

Ces naufrages sont prévisibles. De nombreuses ONG le dénoncent depuis plusieurs années.

Comment l’expliquer?

I. Frontex : chronique de naufrages annoncés 


Pour comprendre la problématique, il est nécessaire de présenter Frontex, acteur majeur sur la scène de l’immigration (européenne).

L’Union européenne a créé en octobre 2004 «l’agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne», dite Frontex.

Frontex a une personnalité juridique, des moyens financiers de plus en plus importants (de 19 millions en 2006 à 114 millions en 2015), des moyens militaires et policiers (hélicoptères, avions, navires, radars mobiles, caméras thermiques, détecteurs de CO2 , drônes, satellites et armes etc.).

Frontex organise des patrouilles armées sur terre et en mer pour contrôler les frontières, collecte des informations classées secrètes, organise des déportations collectives depuis la zone Schengen. Elle conclut aussi des accords de collaboration avec les pays tiers (Mauritanie, Mali, Libye …rien que du beau monde !) pour la gestion des frontières de ces pays et le rapatriement de leurs nationaux.

Bref, Frontex est « la milice de la Forteresse Europe », comme le soulignent les experts indépendants. Autonome, opaque et sans contrôle, elle est toute puissante et agit dans l’indifférence (l’ignorance) presque générale depuis plus de 10 ans.

La conjonction de plusieurs éléments rend les drames prévisibles: les problèmes économiques, politiques et écologiques entraînant l’exil de nombreux migrants, le refus de l’immigration «légale» (pas d’octroi de visa pour l’Europe via les ambassades) et la «surveillance» exercée par Frontex. Les migrants tentent d’arriver en Europe par toutes les voies possibles. Par n’importe quelle voie. Y compris la plus meurtrière, via des passeurs sans foi ni loi, sur des rafiots de fortune…

Suite à un énième naufrage entraînant la mort de 368 migrants au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, les autorités italiennes ont lancé l’opération Mare Nostrum afin de faire face à l’urgence humanitaire dans le canal de Sicile. Cette opération lancée le 18 octobre 2013 a été un succès sur le plan des vies sauvées, soit près de 150.000 sur un an et l’arrestation des passeurs (500). Elle disposait d’une vaste flotte de sauvetage et pouvait patrouiller dans les eaux internationales. Elle a toutefois été stoppée en octobre 2014 après des appels réitérés et vains de l’Italie à l’Europe et aux états membres pour lui venir en aide financièrement. L’opération de sauvetage coûtait 9 millions d’euros par mois à l’Italie et l’Europe n’y avait contribué qu’à hauteur d’1,5 million d’euros.

En novembre 2014, Frontex a alors lancé l’opération «Triton». Les responsables Frontex ont souligné que la mission première de «Triton» était de surveiller les frontières et non d’assurer le sauvetage en mer. Ça a le mérite de la franchise. Sa flotte n’est pas adaptée à des sauvetages de grande ampleur et elle contrôle uniquement une zone allant jusqu’à 30 miles des côtes italiennes. Certes, les navires de Frontex sont soumis aux obligations du droit international, notamment l’assistance aux personnes en détresse, mais ce n’est pas leur mission. En résumé, si on se noie à côté d’eux, ils sont bien obligés d’intervenir. Pour le reste…

Les ONG ont prédit les conséquences meurtrières d’une telle politique. En vain.

Avril 2015, l’Europe semble découvrir le drame des migrants.

Outre les noyades, le refoulement dans les pays tiers pose problème. Frontex intercepte les migrants et les remet aux autorités des pays d’origine (ou de transit), sans laisser la possibilité aux migrants de demander l’asile en Europe et sans connaître (ou en feignant de ne pas connaître) les conditions de retour (souvent détentions et tortures) dans les havres de paix concernés.

 Non seulement la procédure d’asile n’est pas accessible à ceux qui n’arrivent pas sur le territoire européen en raison de l’action «répressive» de Frontex mais le principe du non refoulement, également consacré par la Convention de Genève, n’est pas respecté.

"L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente" est le slogan de lancement de la campagne Frontexit initiée il y a trois ans par le réseau Migreurop (CIRE, 11.11.11, …).

II. Chronique d’un naufrage annoncé…celui de la politique de la (non) migration européenne 


En avril 2015, je croyais être "au bout de ma vie" comme disent les ados. Erreur. L’accord UE- Turquie du 18 mars 2016 allait dépasser l’entendement.

Le préambule renseigne "que cet accord vise à démanteler le modèle économique des passeurs et offrir aux migrants une perspective autre que risquer leur vie, en totale conformité avec le droit de l’UE et le droit international". Ainsi, officiellement, l’Europe a voulu fermer la route des Balkans pour limiter les naufrages et assécher le marché juteux des passeurs. (Si tu crois celle là…)

Ces derniers jours, l’Europe se félicite même de la diminution drastique d’arrivées en Grèce: 6.000 arrivées en Grèce via la Turquie au cours des 3 semaines qui ont suivi l’accord du 18 mars contre 27.000 dans les 3 semaines précédant l’accord. Ils en sont fiers les politiciens européens. Ils peuvent parader dans les médias pour dire que le problème est réglé.

De qui se moque-t-on?

L’Europe oublie d’ajouter qu’au nord de la Grèce, à Idomeni, on passe à nouveau en Macédoine via les passeurs (tiens, les revoilà) qui ont déplacé leur business… et fait grimper les prix: 3000 euros le passage de la frontière. Elle omet également de préciser que les migrants ont repris la route la plus dangereuse: celle entre la Lybie et l’Italie. Si le retour de la belle saison est une explication partielle à cette reprise, la fermeture de la route des Balkans en est une autre.

En outre, les ONG et observateurs indépendants confirment que depuis l’entrée en vigueur de l’accord le 20 mars 2016, les migrants se massent en Turquie en attendant une porte de sortie. Quelques 50.000 autres sont bloqués en Grèce dans des conditions inhumaines, sans qu’on sache vraiment ce qu’on va faire d’eux.

Enfin, comme le souligne la Ligue des Droits de l’Homme, il s’agit surtout d’un "deal mortifère" avec la Turquie qui permet à l’Union de repousser les candidats réfugiés hors de ses frontières et de sous-traiter ses obligations à la Turquie. Les Etats membres fuient ainsi leurs responsabilités au mépris du droit d’asile.

Et ce qui devait arriver arriva: les naufrages se sont multipliés ces derniers jours entre la Lybie et l’Italie…

La position adoptée par l’Europe n’est pas tenable à moyen et long termes.

Ériger des murs (des vrais comme en Palestine), des barbelés, des miradors, laisser un pouvoir arbitraire à une milice privée comme Frontex (car c’est bien de cela qu’il s’agit) ou encore payer les voisins pour gérer les problèmes à notre place coûtent une fortune et n’empêchent pas les migrants d’arriver. "En se barricadant, l’Union Européenne alimente le trafic de migrants contre lequel elle s’échine" estime Jean-François Dubost, responsable des questions migration au sein d’Amnesty International France.

Que faire mon brave Monsieur? Qu’est-ce que j’y peux moi?

III. Pistes de solution? 


Des experts de l’immigration (des experts j’ai dit. Pas Théo Francken.) préconisent les pistes suivantes:

  1. Rouvrir les portes de l’immigration légale: permettre aux demandeurs d’asile et candidats à la migration d’arriver en Europe via des voies légales.

    Actuellement, c’est devenu pratiquement impossible. Parler «d’arrivées illégales de migrants» relève du pléonasme. Il faut avoir le courage politique et citoyen de le reconnaître plutôt que maintenir l’hypocrisie de la distinction entre migrants «légaux» et «illégaux». L’ONU et les ONG demandent à l’Europe d’ouvrir des routes légales afin de respecter la Convention de Genève et éviter la mort d’hommes, de femmes et d’enfants en mer.
    Dans plusieurs communiqués récents, le HCR ne cesse de réclamer "l’augmentation des voies régulières pour admettre les réfugiés et les demandeurs d’asile en Europe afin d’éviter les traversées clandestines meurtrières".
    Le plan du HCR comprend six recommandations clés dont celle de "mettre à disposition davantage de voies légales et plus sûres pour que les réfugiés puissent rejoindre l’Europe dans le cadre de programmes facilités - par exemple les programmes d’admission à titre humanitaire, les soutiens privés, le regroupement familial, les bourses d’études ou les programmes pour la mobilité de la main d’œuvre - afin que les réfugiés ne recourent pas à des passeurs ou des trafiquants dans leur quête de sécurité".
    Dans un entretien accordé au journal «Le Soi » le 4 mai 2016, Eugenio Ambroso, Directeur régional de l’Organisation internationale pour la migration (OIM) pour l’espace économique européen, l’UE et l’Otan confirme qu’on peut s’attendre à l’ouverture de nouvelles routes et que les trafiquants ne vont pas abandonner le business. Il insiste: "c’est toujours un risque avec les décisions très restrictives: en réduisant l’alternative légale, on ouvre le marché pour les passeurs".

  2. Limiter et contrôler le rôle sécuritaire de Frontex tout en renforçant sa mission de sauvetage, avec transfert financier entre les deux pôles.

  3. Enfin, au plan européen, changer les règles du jeu.

    En résumé, la convention de Dublin stipule que le pays compétent pour le traitement de l’asile est le pays d’entrée en Europe. Sympa pour les Italiens et les Grecs qui sont en premières lignes… "C’est toudis les p’tits qu’on spotche!". Ou plutôt les pauvres. Une répartition équitable de l’accueil des migrants entre les Etats membres est une nécessité, une évidence. Une des 6 recommandations du HCR est "de développer à l’échelle européenne des systèmes de responsabilité envers les demandeurs d’asile, y compris par la création de centres d’enregistrement dans les principaux pays d’arrivée et la mise en place d’un système pour que les demandes d’asile soient distribuées de manière équitable entre les Etats membres de l’UE". Le principe a été fixé en 2015, pour une relocalisation de 160.000 personnes. A quelques exceptions près, il n’est pas appliqué. La plupart des Etats membres font la sourde oreille.

    En outre, renvoyer la patate chaude à la Turquie est un leurre. Dangereux. Une cocotte minute aux portes de l’Europe peut faire des dégâts. Beaucoup.
    Cet accord doit être dénoncé et cassé. Selon le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des migrants, François Crépeau, dans une interview à Médiapart, cet accord est illégal et sera probablement cassé par la Cour Européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne qui ne manqueront pas d’être saisies par un ou plusieurs migrants renvoyés de Grèce en Turquie. Vu la désorganisation actuelle quant à l’exécution pratique de l’accord et l’absence de confiance entre les parties (pas sûr notamment que l’UE va payer les milliards d’euros promis à la Turquie), il est possible aussi que cet accord meure de sa belle mort. On peut l’espérer.

  4. Respecter l’engagement de consacrer 0,7 % du Revenu national brut à la coopération au développement.

    On en est loin. L’argument souvent rétorqué dans les discussions de comptoir est qu’il faut aider les étrangers chez eux. C’est sans doute vrai. Le hic est que nous ne respectons pas non plus nos engagements en matière de coopération internationale. Le gouvernement belge s’est légalement engagé à dépenser au moins 0,7% de son RNB pour l’aide au développement. En 2014, il y a consacré 0,45 % de son RNB.

    Enfin, j’évoquerais bien les bienfaits de l’immigration, notamment sur un plan économique. Les économistes s’accordent en effet pour affirmer que la libre circulation conduit à plus de richesse et non l’inverse. Mais ce n’est pas l’objet de mon propos.

IV. Invasion de migrants? 


Un appel d’air à l’immigration me direz-vous?

Faux.

Une étude du PNUD de 2009 montre que la migration internationale est restée stable au cours des 50 dernières années, soit 3% de la population mondiale. L’OCDE le confirme également en 2014. Rapporté à la population totale, le nombre de migrants internationaux reste relativement faible. En 2013, ils représentaient environ 3,2% de la population mondiale contre 2,9% en 1990.

Parmi les migrants internationaux, seul un tiers passe de pays «en développement» - terme ô combien politiquement correct - à «pays développés». La migration internationale ne concerne pas les plus pauvres qui ne peuvent se payer le voyage, sauf en cas de force majeure, comme les guerres et les désastres écologiques.

«Les pays en développement» (Pakistan et Congo en tête) accueillent 4/5 des réfugiés dans le monde. Les pauvres restent avec les pauvres… C’est presque systémique. C’est pas beau ça, ma bonne dame ?!!

Le Liban accueille actuellement 1,2 million de Syriens, soit un ¼ de sa population.

L’Union européenne accueille environ 8% du total des réfugiés.

Et Nous ? 35.476 demandes d’asile en Belgique en 2015. Dont 21 % de syriens. Deux fois plus qu’en 2014 mais bien moins qu’en 2000 lors de la guerre au Kosovo (42.691 demandes). Dérisoire à l’échelle du pays.

En conclusion, selon moi, la question de la migration est traitée depuis plus d’une dizaine d’années dans une obsession sécuritaire, contraire aux chiffres, à la logique et au respect des Droits de l’Homme.

Etre Etranger n’est pas un crime. On ne le dira jamais assez.

Anne-Sophie ROGGHE

Sources - Références
1. Règlement UE n°2007/2004; 
2. Règlement UE n°1052/2013; 
3. www.frontex.europa.eu; 
4. www.frontexit.org; 
5. Jean Ziegler, «L’empire de la honte», Paris, Fayard, 2005; 
6. «Frontex : de militie van Fort Europa», Mieke Van Den Broeck, Actes du colloque “Etre étranger est-il un crime?”, 16.03.2012; 
7. Maryline Baumard, «Surveiller les entrées ou sauver les migrants, le dilemme de Frontex», Le Monde, 16.01.2015; 
8. Clément Melki, «Naufrages en Méditerranée: Frontex et sa mission «Triton» mises en cause», Le Monde, 21.04.2015; 
9. «Les migrations internationales en chiffres» - Contribution conjointe des Nations Unies et de l’OCDE , 04.10.2013; 
10. «Cette photo d’un enfant syrien mort sur une plage des côtes turques va-t-elle réveiller les consciences européennes sur le sort des réfugiés ?», Le Soir, 03.09.2015; 
11. «Aylan, l’électrochoc», Le Soir, 04.09.2015; 
12. «Europe : recommandations du HCR pour résoudre la situation des réfugiés», UNHCR, 07.03.2016; 
13. Fabien Perrier, «HCR : il faut ouvrir les voies légales pour les réfugiés», Libération, 28.03.2016; 14. www.cgra.be, chiffres; 
15. «L’accord UE-Turquie pour répondre à la crise des réfugiés» , www.emnbelgium.be; 
16. « Accord Union Européenne - Turquie: externaliser pour mettre fin au droit d’asile», communiqué conjoint du réseau Migreurop et de l’AEDH, 16.03.2016, www.aedh.eu; 
17. «Réfugiés: les pays de l’Union Européenne délèguent à la Turquie le soin (et l’argent) de s’en occuper», communiqué conjoint ALOS, LDH, ASTI, MSF, AEDH, 17.04.2016, www.aedh.eu; 
18. «Aide publique au développement- rapport 2014», CNCD , www.cncd.be; 
19. «Le naufrage d’un bateau de migrants pourrait avoir fait 500 morts en Méditerranée», AFP, 21.04.2016, www.afp.com; 
20. Bruno Schoumaker, «Quels enjeux pour la démographie européenne», Démocratie n°4, avril 2016, p.7; 
21. Eugenio Ambrosi, «La Turquie ne va pas tarder à être saturée», Le Soir, 04.05.2016;

Ressources audio visuelles
1. La crise européenne des réfugiés et la Syrie expliqués en 6 minutes (anglais/sous-titré français) : https://www.youtube.com/watch?v=RvOnXh3NN9w
2. CIRE : http://cire.be/sensibilisation/audiovisuel
Immigration : 3 films d’animation sur les idées reçues: 

- Les pays riches et toute la misère du monde: http://www.dailymotion.com/video/xplyq6_01-les-pays-riches-et-toute-la-misere-du-monde_news 
- L’Europe et la France, terre d’asile: http://www.dailymotion.com/video/xplys3_02-l-europe-et-la-france-terres-d-asile_news 
- Les migrants et les caisses de l’Etat: http://www.dailymotion.com/video/xplzw3_03-les-migrants-et-les-caisses-de-l-etat_news

samedi 30 avril 2016

Amérique latine: fin d'un cycle ou épuisement du post-néolibéralisme

L’Amérique latine fut l’unique continent où des options néolibérales furent adoptées par plusieurs pays. Après une série de dictatures militaires, appuyées par les Etats-Unis et porteuses du projet néolibéral, les réactions ne se firent pas attendre.

Le sommet fut le rejet en 2005 du Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis et le Canada, fruit d’une action conjointe entre mouvements sociaux, partis politiques de gauche, ONG et Eglises chrétiennes.

Les gouvernements progressistes

Les nouveaux gouvernements au Brésil, Argentine, Uruguay, Nicaragua, Venezuela, Equateur, Paraguay et Bolivie, mirent en place des politiques rétablissant l’Etat dans ses fonctions de redistribution de la richesse, de réorganisation des services publics, surtout l’accès à la santé et à l’éducation et d’investissements dans des travaux publics. Une répartition plus favorable des revenus des matières premières entre multinationales et Etat national (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles d’exportation) fut négociée et la bonne conjoncture, pendant plus d’une décennie, permit des rentrées appréciables pour les nations concernées.

Parler de la fin d’un cycle introduit l’idée d’un certain déterminisme historique, suggérant l’inévitabilité d’alternances de pouvoir entre la gauche et la droite, notion inadéquate si le but est de remplacer l’hégémonie d’une oligarchie par des régimes populaires démocratiques.
Par contre, une série de facteurs permettent de suggérer un épuisement des expériences post-néolibérales, en partant de l’hypothèse que les nouveaux gouvernements furent post-néolibéraux et non post-capitalistes.

Evidemment, il serait illusoire de penser que dans un univers capitaliste, en pleine crise systémique et par conséquent particulièrement agressif, l’instauration d’un socialisme « instantané » soit possible. Il existe d’ailleurs des références historiques à ce sujet. La NEP (Nouvelle Politique Economique) dans les années 20 en URSS, en est un exemple, à étudier de façon critique. En Chine et au Vietnam, les réformes de Deng Xio Ping ou du Doi Moi (rénovation) expriment la conviction de l’impossibilité de développer les forces productives, sans passer par la loi de la valeur, c’est-à-dire par le marché (que l’Etat est censé réguler). Cuba adopte, de manière lente, mais sage, des mesures destinées à agiliser le fonctionnement de l’économie, sans perdre les références fondamentales à la justice sociale et au respect de l’environnement. Se pose donc la question des transitions nécessaires.

Un projet post néolibéral

Le projet des gouvernements « progressistes » de l’Amérique latine de reconstruire un système économique et politique capable de réparer les effets sociaux désastreux du néolibéralisme, n’était pas une tâche facile. Rétablir les fonctions sociales de l’Etat supposait une reconfiguration de ce dernier, toujours dominé par une administration conservatrice peu à même de constituer un instrument de changement.

Dans le cas du Venezuela, c’est un Etat parallèle qui fut institué (les missions) grâce aux revenus du pétrole. Dans les autres, de nouveaux ministères furent créés et les fonctionnaires progressivement renouvelés. La conception de l’Etat qui présida au processus fut généralement centralisatrice et hiérarchisée (importance d’un leader charismatique) avec tendance à instrumentaliser les mouvements sociaux, le développement d’une bureaucratie souvent paralysante et aussi l’existence de la corruption (dans certains cas sur une grande échelle).

La volonté politique de sortir du néo-libéralisme eut des résultats positifs: lutte efficace contre la pauvreté pour des dizaines de millions de personnes, meilleur accès à la santé et à l’éducation, investissements publics dans les infrastructures, bref une redistribution au moins partielle du produit national, fortement accru par l’accroissement des prix des matières premières. Il en résultat des avantages pour les pauvres, sans pour autant affecter sérieusement les revenus des riches. S’ajoutèrent à ce panorama des efforts importants en faveur de l’intégration latino-américaine, créant ou renforçant des organismes tels que le Mercosur, réunissant une dizaine de pays de l’Amérique du Sud, UNASUR, pour l’intégration du Sud du continent, la CELAC pour l’ensemble du monde latin, plus les Caraïbes et enfin l’ALBA, avec une dizaine de pays à l’initiative du Venezuela.

Il s’agissait, en l’occurrence, d’une perspective de coopération tout à fait nouvelle, non de compétition, sinon de complémentarité et de solidarité car, en effet, l’économie interne des pays «progressistes» resta dominée par le capital privé, avec sa logique d’accumulation, surtout dans les secteurs de l’extraction pétrolière et minière, des finances, des télécommunications et du grand commerce et avec son ignorance des «externalités», c’est-à-dire des dommages écologiques et sociaux. Cela provoqua des réactions grandissantes de la part de plusieurs mouvements sociaux. Les moyens de communication sociale (presse, radio, télévision) restèrent en grande partie entre les mains du grand capital national ou international, malgré des efforts de rectifier une situation de déséquilibre communicationnel (TeleSur et lois nationales sur les communications).

Quel type de développement ?

Le modèle de développement s’inspira du « développementisme » (desarrollismo) des années 60, lorsque la Commission Economique pour l’Amérique latine de l’ONU, proposa de substituer les importations par une production interne accrue. Son application au XXIe siècle, dans une conjoncture favorable des prix des commodities, jointe à une perspective économique centrée sur l’accroissement de la production et à une conception redistributrice du revenu national sans transformation fondamentale des structures sociales (absence notamment de réforme agraire) déboucha sur une « ré-primarisation » des économies latino-américaines et une dépendance accrue vis-à-vis du capitalisme de monopole, allant même jusqu’à une désinsdustrialisation relative du continent.

Le projet se transforma peu à peu en une modernisation acritique des sociétés, avec des nuances selon les pays, certains, comme le Venezuela accentuant la participation communale. Cela déboucha sur une amplification des classes moyennes consommatrices de biens extérieurs. Les mégaprojets furent encouragés et le secteur agricole traditionnel abandonné à son sort pour privilégier l’agro-exportation destructrice des écosystèmes et de la biodiversité, allant même jusqu’à mettre en danger la souveraineté alimentaire. Nulles traces de véritables réformes agraires. La diminution de la pauvreté par des mesures surtout assistancielles (ce qui fut aussi le cas des pays néo-liberaux) ne réduisit guère les distances sociales, qui restent les plus élevées du monde.

Pouvait-on faire autrement ?

On peut évidemment se demander s’il était possible de faire autrement. Une révolution radicale aurait provoqué des interventions armées et les Etats-Unis disposent de tout l’appareil nécessaire à cet effet: bases militaires, alliés dans la région, déploiement de la 5e flotte autour du continent, renseignements par satellites et avions awak et ils ont prouvé que des interventions n’étaient pas exclues : Santo Domingo, baie des Cochon à Cuba, Panama, Grenade.

Par ailleurs, la force du capital de monopole est telle, que les accords passés dans les domaines pétroliers, miniers, agricoles, se transforment très vite en de nouvelles dépendances. Il faut y ajouter la difficulté de mener des politiques monétaires autonomes et les pressions des organismes financiers internationaux, sans parler de la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, comme l’ont montré les Panama Papers.

Par ailleurs, la conception du développement des leaders des gouvernements «progressistes» et de leurs conseillers était nettement celle d’une modernisation des sociétés, en décalage avec certains acquis contemporains, tels que l’importance du respect de l’environnement et de la possibilité de régénération de la nature, une vision holistique de la réalité, base d’une critique de la modernité absorbée par la logique du marché, l’importance du facteur culturel. Curieusement, les politiques réelles se développèrent en contradiction avec certaines constitutions tout à fait innovatrices dans ces domaines (droit de la nature, «bien vivre»).

Les nouveaux gouvernements furent bien accueillis par les majorités et leurs leaders plusieurs fois réélus avec des scores électoraux impressionnants. En effet, la pauvreté avait réellement diminué et les classes moyennes avaient doublé de poids en quelques années. Il y avait donc un véritable appui populaire. Il faut enfin ajouter aussi que l’absence d’une référence «socialiste» crédible, après la chute du mur de Berlin, n’incitait guère à présenter un autre modèle que post-néolibéral. L’ensemble de ces facteurs font penser qu’il était difficile, objectivement et subjectivement, de s’attendre à un autre type d’orientation.

Les nouvelles contradictions

Cela explique une rapide évolution des contradictions internes et externes. Le facteur le plus spectaculaire fut évidemment les conséquences de la crise du capitalisme mondial et notamment de la chute, partiellement planifiée, des prix des matières premières et surtout du pétrole.

Le Brésil et l’Argentine furent les premiers pays à en connaître les effets, mais suivirent rapidement le Venezuela et l’Equateur, la Bolivie résistant mieux, grâce à l’existence de réserves importantes de devises. Cette situation affecta immédiatement l’emploi et les possibilités de consommation de la classe moyenne. Les conflits latents avec certains mouvements sociaux et une partie des intellectuels de gauche, firent surface. Les défauts du pouvoir, jusqu’alors supportés comme le prix du changement et surtout dans certains pays, la corruption installée comme partie intégrante de la culture politique, provoquèrent des réactions populaires.

La droite s’empara évidemment de cette conjoncture pour mettre en route un processus de reconquête de son pouvoir et de son hégémonie. Faisant appel aux valeurs démocratiques qu’elle n’avait jamais respecté, elle réussit à récupérer une partie du corps électoral, notamment en accédant au pouvoir en Argentine, en conquérant le parlement au Venezuela, en remettant en question le système démocratique du Brésil, en s’assurant des majorités dans les villes en Equateur et en Bolivie. Elle essaya de profiter de la déception de certains secteurs, notamment des indigènes et des classes moyennes. Appuyée également par de nombreuses instances nord-américaines et par les moyens de communication en son pouvoir, elle s’efforça de surmonter ses propres contradictions, notamment entre les oligarchies traditionnelles et les secteurs modernes.

En réponse à la crise, les gouvernements «progressistes» adoptèrent de plus en plus de mesures favorables aux marchés, au point que la «restauration conservatrice» qu’ils dénoncent régulièrement, s’introduit subrepticement à l’intérieur d’eux-mêmes. Les transitions deviennent alors des adaptations du capitalisme aux nouvelles demandes écologiques et sociales (un capitalisme moderne) et non des pas en avant vers un nouveau paradigme post-capitaliste (réforme agraire, soutien à l’agriculture paysanne, fiscalité mieux adaptée, autre vision du développement, etc.).

Tout cela ne signifie pas la fin des luttes sociales, au contraire. La solution se situe dans le regroupement des forces de changement, à l’intérieur et à l’extérieur des gouvernements, sur un projet à redéfinir dans son objet et ses formes de transitions et la reconstruction de mouvements sociaux autonomes aux objectifs centrés sur le moyen et long terme.

Article rédigé par François Houtart pour "Le Drapeau Rouge", Bruxelles, No 56 (mai-juin 2016)