mercredi 6 mai 2015

Grands lacs africains: quand la démocratie est menacée…

Cette analyse a été rédigée en 2013, mais n’a pas été publiée. Elle reste pertinente sur le fond, même si les événements ont obligé certains dirigeants à modifier quelque peu leurs stratégies. Ainsi, il faudra suivre de près l’évolution de la situation politique au Congo et au Rwanda.Au Burundi, l’obstination du Président et de son clan rapproché fait craindre le pire, non seulement pour ce pays, mais aussi pour les répercussions dramatiques de l’évolution burundaise sur les pays voisins, surtout en RD Congo, encore très fragile à l’Est.CAPSA-GL suivra de près l’évolution politique du Burundi dans les prochaines semaines.

La sous-région des Grands lacs africains vit depuis une dizaine d’années sous des régimes politiques à cheval entre la démocratie et la dictature. Les choses ne sont donc pas telles qu’elles apparaissent. Les chefs d’état de la sous-région qui se prétendent démocrates pour avoir simplement organisé des élections dans leurs pays respectifs (la plupart entachées d’irrégularités ô combien dénoncées d’ailleurs) sont tous en fin de mandat dans deux ou trois ans maximum. La tendance au « J’y suis et j’y reste » menace réellement les aspirations démocratiques. Comment se maintenir au pouvoir au-delà des mandats constitutionnels et face à l’ouragan des printemps arabes qui impressionnent et dont certains ont craint la contagion? Beaucoup de ces dirigeants n’intéressent plus leurs gouvernés, et ce, pour plusieurs raisons.
La dégénérescence d’un système politique peut être rapide et brutale ou s’observer sur une plus ou moins longue période. Lorsqu’elle advient, de multiples facteurs l’ont préparée, entre-autres, le non-respect des règles constitutionnelles, leur manipulation par une oligarchie qui s’accroche, la confrontation violente des groupes dirigeants, la difficulté de limiter les revendications politiques, l’absence d’administration valable ou encore l’excès des passions partisanes.

Les pays d’Afrique centrale ont des dirigeants qui ont peu investi dans le social, ni dans la santé, l’éducation et qui n’ont pas soutenu les personnes défavorisées. Aujourd’hui, que ce soit à Kinshasa avec Kabila, à Kampala avec Kaguta, à Kigali avec Kagame et au Burundi avec Nkurunziza, les tendances à réviser les constitutions ou à développer des stratagèmes en vue de prolonger les mandats sont bien réels. La négation démocratique est au rendez-vous. Les peuples sauront-ils imposer le slogan révolutionnaire arabe « Dégage… » à ces « K » qui visiblement menacent la démocratie dans cette partie du monde?

La politique perçue vulgairement s’entend comme une activité sale, dégradante, renvoyant à des calculs stériles et dangereux pour la société, des bavardages interminables et des ambitions démesurées ou effrénées. Les peuples de la sous-région des Grands lacs n’ont pas tort aujourd’hui de la percevoir ainsi, ils vivent sous la coupe des dirigeants pour la plupart mal élus et dont la volonté de s’éterniser au pouvoir s’affiche de plus en plus.

Paul Kagame

est au pouvoir au Rwanda depuis 1994, d’abord comme Vice-président. Après avoir évincé le Président de la République, le Pasteur Bizimungu, Il a pris le pouvoir et le tient d’une main de fer. Il est à son dernier mandat constitutionnel qui prend fin en 2017. Des sources concordantes au Rwanda, ce dernier peaufine des stratégies pour garder le contrôle du pouvoir après lui. Certaines voix dénoncent son intention de porter sa femme au pouvoir. Une idée qui pourrait lui attirer la foudre de proches déjà aigris ou simplement en désaccord avec sa politique, surtout en rapport avec le Congo. Mais il n’en a que faire puisque le mandat d’arrêt international qui pèse sur lui est plus fort que sa volonté de quitter librement le pouvoir.

Museveni Kaguta

gouverne de main de maître, son Ouganda, depuis le 26 janvier 1986, 27 ans. Son 6e mandat prend fin prochainement. Partira ou ne partira pas? C’est la question qui préoccupe nombre d’ougandais qui retiennent encore leur souffle. Certes, il ne révisera sans doute plus la constitution mais finalement, le résultat sera le même. L’opposition ougandaise soupçonne Yoweri Museveni de préparer un de ses fils servant sous le drapeau national pour lui succéder. Il s’agit du général de brigade Muhoozi Kainerugaba, commandant des forces spéciales. Ceci lui permettrait d’être toujours et encore à la manœuvre et échapper ainsi au déshonneur, à la hargne et à la poursuite judiciaire de l’opposition si elle venait à gagner les élections. Ce qui du reste est prévisible.


Joseph Kabila 

au pouvoir depuis 2001 est à son dernier mandat constitutionnel. Celui-ci est contesté par des élections au déroulement douteux et dont la régularité a été mise en cause. Les manigances et communications politiques de ses mandarins ne font aucun doute sur sa volonté de se maintenir au pouvoir en prolongeant son mandat au-delà du 19 décembre 2016 à minuit. En avril-mai 2013 dernier, un de ses proches, en la personne d’Evariste Boshab, secrétaire général du parti présidentiel (PPRD), a publié aux éditions Larcier en Belgique un livre de 440 pages, intitulé «Entre la révision constitutionnelle et l’inanition de la nation ». Simple exercice intellectuel ou ballon d’essai?
Selon le professeur André Mbata qui a critiqué le livre en qualifiant le titre de «ronflant qui énerve et trahit la nation», le mot «inanition» n’évoque-t-il pas la mort ou le dépérissement? Pour Evariste Boshab, la Nation congolaise mourrait certainement par «inanition» si on ne révisait pas la Constitution et plus précisément si le Président ne recevait pas un 3e mandat par «révision totale» de la Constitution.

En fait la sortie d’un tel livre n’était pas innocente.
Malheureusement l’ouvrage a essuyé une rebuffade populaire sans mesure et le régime a vite fait marche arrière sans pour autant se résigner à abandonner le projet de prolongation du mandat présidentiel.
Acculé par la communauté internationale, le régime de Kinshasa a interprété à sa manière l’accord cadre d’Addis-Abeba qui exigeait des autorités congolaises qu’elles initient un dialogue politique avec toutes les forces politiques nationales en vue de renforcer la cohésion nationale. Ainsi, en lieu et place du dialogue politique format d’Addis-Abeba, des concertations dites nationales ont été organisées. Entre-temps, après la sortie du livre de Boshab et à la veille desdites concertations nationales, de grandes mobilisations et campagnes citoyennes «Ne touche pas à ma constitution, ne touche pas à mon article 220» ont été organisées par la société civile ainsi que par une partie de l’opposition politique. La marge de manœuvre du pouvoir pour proposer une autre révision constitutionnelle devint plus mince encore. La question n’a plus été évoquée aux concertations nationales.
Deux voies de sortie subsistent pour se maintenir au pouvoir à Kinshasa: la formation d’un gouvernement dit de cohésion nationale annoncé par le chef de l’état dans son dernier discours du 23 octobre 2013 devant le congrès et la manipulation égoïste et malhonnête de l’article 222 de la constitution qui, au nom de la continuité de l’Etat, souligne que: «les animateurs des institutions du pays restent en place jusqu’à l’installation effective de ceux qui sont élus pour les remplacer». Les deux stratégies se combinent, et le tour est joué.
La formation d’un gouvernement abusivement appelé de cohésion nationale ne réunira que certains acteurs de la société civile et certains semi-opposants. Elle constitue une stratégie pour réduire et minimiser la pression populaire lorsqu’il s’agira de prolonger le mandat au-delà de 2016. Doit-on se rappeler qu’il existe au Congo une fausse société civile et une fausse opposition, c’est-à-dire des acteurs acquis à la cause du pouvoir. Kinshasa a sa propre société civile « RAM-AMP », un réseau d’organisations et des « ING(1) » créées par des politiciens pour flouer la vraie société civile, contrepoids du pouvoir. Il existe aussi de faux opposants. Ce sont eux justement qui formeront ce gouvernement dit de cohésion mais qui en réalité risque de n’être qu’un gouvernement de collision.
Ensuite, si le principe de continuité de l’Etat impose aux animateurs des institutions du pays de rester en place jusqu’à l’installation effective de ceux qui sont élus pour les remplacer, ils n’auront aucun intérêt à organiser les élections dans les temps requis, On pourra toujours temporiser en prétextant qu’il n’y a pas de moyens financiers. De plus, les élections seront précédées d’un recensement national de la population, mais cette opération ne se conçoit pas avant trois ans; ensuite il faudra commencer les élections par le bas (locales et municipales) pour terminer par les présidentielles. On le voit, au rythme où iront les choses, l’échéance du deuxième mandat risque bel et bien d’être largement dépassée.
Point n’est besoin de rappeler que le sénat actuel tout comme les assemblées provinciales sont largement au-delà de leur mandat de cinq ans. Ils sont installés depuis 2006.
Et si le peuple recourait à l’article 64 qui l’oblige à faire échec à tout celui qui prend le pouvoir et l’exerce en violation de la Constitution?

Au Burundi, le

Président Pierre Nkurunziza 

qui a déjà fait deux mandats, vient de jeter le pavé dans la mare. Des tractations politiques pour revoir la constitution afin de lui donner la chance d’un troisième mandat (juillet 2015) alimentent les querelles politiques. Il semble que la Constitution burundaise justifierait à moitié cette situation. Au premier mandat de Pierre Nkurunziza, il fut élu au suffrage indirect, peu après, on modifia la constitution pour soumettre l’élection du président de la république au suffrage universel direct. Les constitutionnalistes burundais devraient éclairer l’opinion publique pour dire si logiquement, le président actuel peut dès lors se représenter ou pas.

Les Constitutions ne garantissent pas la démocratie!

La constitution est un élément clé de la souveraineté d’un état. Elle est dite «loi fondamentale» garantissant plusieurs valeurs républicaines. Mais en Afrique en général, et dans les Grands lacs en particulier, au lieu d’être des instruments de la paix, de la démocratie et de justice, elles se transforment en ferment d’agitation politique qui trouble la quiétude sociale. Les constitutions sont violées à temps, à contretemps et à dessein. Le cynisme devient la règle. Plus personne ne respecte la loi suprême en commençant par ceux qui sont sensés la protéger. Pour se maintenir au pouvoir, on n’hésite pas soit à fomenter des rebellions qui permettent et justifient ensuite toutes les aventures les plus éloignées de la Constitution les unes que les autres…

La transaction constitutionnelle

La transaction constitutionnelle n’est ni plus ni moins qu’une importation-exportation suivie d’une adaptation des normes constitutionnelles. Pour comprendre le texte constitutionnel il faut toujours partir des histoires et des conditions culturelles et socio-économiques des états. Le constitutionnaliste et philosophe russe Merkine Guetzervitch affirma que toute constitution est beaucoup plus «une œuvre des circonstances qu’une construction logique» pour signifier que la constitution naît des considérations politiques.
Dans la sous-région des grands lacs africains, beaucoup de constitutions ont été élaborées hâtivement dans des situations post-conflits violents. Dans ces circonstances, elles ont été élaborées et taillées sur mesure par les forces dominantes du moment. Ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire.
Le respect de la Constitution comme loi fondamentale de la République exige des institutions fortes et des individus imprégnés d’une culture républicaine sans équivoque. Ce n’est pas le cas. Tous les dirigeants actuels de la sous-région sont des anciens rebelles maquisards. La plupart déjà inefficients et illégitimes veut se maintenir au pouvoir par la force et la terreur et la tromperie.

Les oppositions politiques non ou mal organisées

Il n’existe pas de véritable opposition républicaine dans les pays d’Afrique Centrale. Là où elle existe, elle est disparate, non ou mal organisée, parfois acquise au pouvoir en place. Ou elles se fondent sur une idéologie centrée sur l’ethnie, une idéologie paroissiale au lieu d’être porteuse des valeurs républicaines qui impulsent l’ensemble de la Nation. Au Rwanda, il n’existe pas d’opposition ni de société civile proprement dite. Le régime de Kigali l’étouffe et la tue dans l’œuf. Ce qu’on pourrait appeler société civile est au service du pouvoir bon gré mal gré. Au Burundi, il existe une opposition et une société civile mais fondées et organisées sur des bases purement ethniques. La virulence à l’égard du pouvoir y est parfois dictée par des sentiments de repli identitaire. En Ouganda la réalité n’est pas très différente: une opposition qui n’a pas les moyens de sa politique contre un pouvoir qui manipule les richesses du pays depuis des décennies. Comment alors aller au bout du régime Museveni?

En RD Congo, le tableau est très différent. La constellation des partis politiques (440) qu’on observe n’est pas fondée sur des socles ethniques ni parochiales. Ils ont un caractère national, inter-ethnique voire inter-tribal. Par contre, leurs limites résident dans le manque d’autonomie financière et le faible engagement républicain. Plusieurs font de la politique pour leur propre survie individuelle et non celle de la République. C’est pourquoi beaucoup se caporalisent ou se laissent embrigadés par le pouvoir en place. Joseph Kabila a annoncé prochainement le gouvernement de cohésion avec certains acteurs de l’opposition mais cela ne sera ni moins ni plus qu’une désidéologisation de l’opposition par le pouvoir pour les amener à se conformer et à adhérer à sa politique.

Une population non préparée et ignorante

Quand on ne sait pas ce que l’on cherche, on ne comprend pas ce que l’on trouve. Partout dans les états ci-haut cités, on est face à des populations souvent manipulées par la religion, souvent attentistes et qui se limitent à organiser des campagnes «Touche pas à ma constitution, touche pas à…, etc» sans consistance ni force réelle. Elles sont incapables de créer un rapport de forces susceptibles d’inverser la tendance. Pour beaucoup, Dieu est la solution à tout. Elles n’ont pas à trop s’en faire, s’en remettre à lui suffira. L’opium du peuple est toujours là, surtout chez les Eglises du réveil, importées d’Amérique du Nord.

Pourtant, tout n’est pas joué…

L’histoire enseigne qu’il faut savoir quitter le pouvoir avant que le pouvoir ne vous quitte. Ou avant qu’on ne vous y contraigne par des révolutions et révoltes populaires meurtrières. Un fruit ne tombe que quand il est mûr mais devant l’ouragan il finit toujours par tomber.
La sous-région des Grands lacs africains doit comprendre qu’elle a un destin commun: il est donc impératif d’harmoniser les vues et les intérêts autant que possible afin de généraliser le combat de la démocratie. Ce combat appartient au peuple car la République est l’ affaire de tous et non d’une oligarchie qui ne vit que pour elle-même. Seule l’alternance au pouvoir permettra d’éviter les crises et de stabiliser la démocratie dans la région mais aussi l’application stricte de la charte africaine (article 2) de la démocratie, des élections et de la gouvernance du 30 janvier 2007 qui a comme objectif d’ «interdire, rejeter et condamner tout changement anticonstitutionnel de gouvernement dans tout état membre comme étant une menace grave à la stabilité, à la sécurité et au développement.»

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(1) ING : ce sont des gens sans assises associatives réelles mais qui remplissent la société civile et qui en réalité sont au service des hommes politiques. On les appelle « des individus non gouvernementaux » allusion faite aux organisations non gouvernementales.