jeudi 28 juillet 2016

Chronique d'un naufrage annoncé

Ou comment la politique Européenne de migration conduit à un désastre humain.

Il y a un an, j’écrivais un article sur les noyades de « migrants » en Méditerranée.

J’avais été surprise de l’engouement médiatique et de l’émotion suscités par les naufrages du mois d’avril 2015.
 
Était-ce le nombre de morts? Bof, ce n’était pas nouveau. Bien plus de 20.000 morts en 20 ans, dont 4000 noyades en 2014. Ça allait crescendo.

Était-ce le nombre de naufrages et de morts en moins d’une semaine? Ça devait être ça. Quelle autre explication?

Puis un nouveau drame humain, celui du Népal, occultait la tragédie de migrants en Méditerranée. Les projecteurs se braquaient sur une autre partie du monde, en attendant un autre drame plus sensationnel quelques semaines, quelques jours ou quelques heures plus tard.

Le Népal, c’était mieux ; plus vendeur car plus consensuel. C’était une catastrophe naturelle. On n’y pouvait rien. On n’était pas responsable.

Les noyades en mer aux portes de l’Europe, c’est plus gênant. Ce n’est pas de notre faute: "on peut pas accueillir toute la misère du monde". Mais une petite voix intérieure nous glisse insidieusement "qu’on pourrait en prendre fidèlement sa part".

En juillet et août 2015, l’arrivée «massive» de migrants en Europe (une «invasion» selon certaines feuilles de choux) suscitait compassion, émoi ou effroi. Le 2 septembre 2015, la photo du petit Aylan, échoué sur une plage aux portes de l’Europe faisait le tour du monde. Un lendemain de rentrée scolaire, ça la fichait mal! Il aurait dû être à l’école ce gamin. Pas échoué sur une plage. Il aurait pu être le tien, le mien. Donc, il nous touchait. Pour peu de temps. «L’émocratie» se nourrit d’émotions fortes, mais courtes. Au suivant…Au suivant…

Puis sont venus les attentats de Paris et de Bruxelles, brouillant encore plus les cartes et créant un clivage entre les adversaires à la migration et les «pro» migrants. "Ce sont des terroristes!" versus "N’importe quoi! Ils fuient précisément le terrorisme. Des 13 novembre et des 22 mars, ils le vivent tous les jours!".

Et cerise sur le gâteau, dans cette ambiance de fin du monde, le 18 mars 2016, les Européens signaient avec la Turquie «l’accord de la Honte» (J’ai essayé de l’appeler autrement mais je vous jure: j’y arrive pas !). Des sous contre des murs. Tu me caches ces migrants que je ne saurais voir et je fais fi de ton autoritarisme et de ta manie de jeter en prison les journalistes trop critiques à ton goût.

Et les naufrages ont repris de plus belle avec les beaux jours.

Avril 2016 est une copie d’avril 2015, mais en plus macabre et cynique.

Ces naufrages sont prévisibles. De nombreuses ONG le dénoncent depuis plusieurs années.

Comment l’expliquer?

I. Frontex : chronique de naufrages annoncés 


Pour comprendre la problématique, il est nécessaire de présenter Frontex, acteur majeur sur la scène de l’immigration (européenne).

L’Union européenne a créé en octobre 2004 «l’agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne», dite Frontex.

Frontex a une personnalité juridique, des moyens financiers de plus en plus importants (de 19 millions en 2006 à 114 millions en 2015), des moyens militaires et policiers (hélicoptères, avions, navires, radars mobiles, caméras thermiques, détecteurs de CO2 , drônes, satellites et armes etc.).

Frontex organise des patrouilles armées sur terre et en mer pour contrôler les frontières, collecte des informations classées secrètes, organise des déportations collectives depuis la zone Schengen. Elle conclut aussi des accords de collaboration avec les pays tiers (Mauritanie, Mali, Libye …rien que du beau monde !) pour la gestion des frontières de ces pays et le rapatriement de leurs nationaux.

Bref, Frontex est « la milice de la Forteresse Europe », comme le soulignent les experts indépendants. Autonome, opaque et sans contrôle, elle est toute puissante et agit dans l’indifférence (l’ignorance) presque générale depuis plus de 10 ans.

La conjonction de plusieurs éléments rend les drames prévisibles: les problèmes économiques, politiques et écologiques entraînant l’exil de nombreux migrants, le refus de l’immigration «légale» (pas d’octroi de visa pour l’Europe via les ambassades) et la «surveillance» exercée par Frontex. Les migrants tentent d’arriver en Europe par toutes les voies possibles. Par n’importe quelle voie. Y compris la plus meurtrière, via des passeurs sans foi ni loi, sur des rafiots de fortune…

Suite à un énième naufrage entraînant la mort de 368 migrants au large de Lampedusa le 3 octobre 2013, les autorités italiennes ont lancé l’opération Mare Nostrum afin de faire face à l’urgence humanitaire dans le canal de Sicile. Cette opération lancée le 18 octobre 2013 a été un succès sur le plan des vies sauvées, soit près de 150.000 sur un an et l’arrestation des passeurs (500). Elle disposait d’une vaste flotte de sauvetage et pouvait patrouiller dans les eaux internationales. Elle a toutefois été stoppée en octobre 2014 après des appels réitérés et vains de l’Italie à l’Europe et aux états membres pour lui venir en aide financièrement. L’opération de sauvetage coûtait 9 millions d’euros par mois à l’Italie et l’Europe n’y avait contribué qu’à hauteur d’1,5 million d’euros.

En novembre 2014, Frontex a alors lancé l’opération «Triton». Les responsables Frontex ont souligné que la mission première de «Triton» était de surveiller les frontières et non d’assurer le sauvetage en mer. Ça a le mérite de la franchise. Sa flotte n’est pas adaptée à des sauvetages de grande ampleur et elle contrôle uniquement une zone allant jusqu’à 30 miles des côtes italiennes. Certes, les navires de Frontex sont soumis aux obligations du droit international, notamment l’assistance aux personnes en détresse, mais ce n’est pas leur mission. En résumé, si on se noie à côté d’eux, ils sont bien obligés d’intervenir. Pour le reste…

Les ONG ont prédit les conséquences meurtrières d’une telle politique. En vain.

Avril 2015, l’Europe semble découvrir le drame des migrants.

Outre les noyades, le refoulement dans les pays tiers pose problème. Frontex intercepte les migrants et les remet aux autorités des pays d’origine (ou de transit), sans laisser la possibilité aux migrants de demander l’asile en Europe et sans connaître (ou en feignant de ne pas connaître) les conditions de retour (souvent détentions et tortures) dans les havres de paix concernés.

 Non seulement la procédure d’asile n’est pas accessible à ceux qui n’arrivent pas sur le territoire européen en raison de l’action «répressive» de Frontex mais le principe du non refoulement, également consacré par la Convention de Genève, n’est pas respecté.

"L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente" est le slogan de lancement de la campagne Frontexit initiée il y a trois ans par le réseau Migreurop (CIRE, 11.11.11, …).

II. Chronique d’un naufrage annoncé…celui de la politique de la (non) migration européenne 


En avril 2015, je croyais être "au bout de ma vie" comme disent les ados. Erreur. L’accord UE- Turquie du 18 mars 2016 allait dépasser l’entendement.

Le préambule renseigne "que cet accord vise à démanteler le modèle économique des passeurs et offrir aux migrants une perspective autre que risquer leur vie, en totale conformité avec le droit de l’UE et le droit international". Ainsi, officiellement, l’Europe a voulu fermer la route des Balkans pour limiter les naufrages et assécher le marché juteux des passeurs. (Si tu crois celle là…)

Ces derniers jours, l’Europe se félicite même de la diminution drastique d’arrivées en Grèce: 6.000 arrivées en Grèce via la Turquie au cours des 3 semaines qui ont suivi l’accord du 18 mars contre 27.000 dans les 3 semaines précédant l’accord. Ils en sont fiers les politiciens européens. Ils peuvent parader dans les médias pour dire que le problème est réglé.

De qui se moque-t-on?

L’Europe oublie d’ajouter qu’au nord de la Grèce, à Idomeni, on passe à nouveau en Macédoine via les passeurs (tiens, les revoilà) qui ont déplacé leur business… et fait grimper les prix: 3000 euros le passage de la frontière. Elle omet également de préciser que les migrants ont repris la route la plus dangereuse: celle entre la Lybie et l’Italie. Si le retour de la belle saison est une explication partielle à cette reprise, la fermeture de la route des Balkans en est une autre.

En outre, les ONG et observateurs indépendants confirment que depuis l’entrée en vigueur de l’accord le 20 mars 2016, les migrants se massent en Turquie en attendant une porte de sortie. Quelques 50.000 autres sont bloqués en Grèce dans des conditions inhumaines, sans qu’on sache vraiment ce qu’on va faire d’eux.

Enfin, comme le souligne la Ligue des Droits de l’Homme, il s’agit surtout d’un "deal mortifère" avec la Turquie qui permet à l’Union de repousser les candidats réfugiés hors de ses frontières et de sous-traiter ses obligations à la Turquie. Les Etats membres fuient ainsi leurs responsabilités au mépris du droit d’asile.

Et ce qui devait arriver arriva: les naufrages se sont multipliés ces derniers jours entre la Lybie et l’Italie…

La position adoptée par l’Europe n’est pas tenable à moyen et long termes.

Ériger des murs (des vrais comme en Palestine), des barbelés, des miradors, laisser un pouvoir arbitraire à une milice privée comme Frontex (car c’est bien de cela qu’il s’agit) ou encore payer les voisins pour gérer les problèmes à notre place coûtent une fortune et n’empêchent pas les migrants d’arriver. "En se barricadant, l’Union Européenne alimente le trafic de migrants contre lequel elle s’échine" estime Jean-François Dubost, responsable des questions migration au sein d’Amnesty International France.

Que faire mon brave Monsieur? Qu’est-ce que j’y peux moi?

III. Pistes de solution? 


Des experts de l’immigration (des experts j’ai dit. Pas Théo Francken.) préconisent les pistes suivantes:

  1. Rouvrir les portes de l’immigration légale: permettre aux demandeurs d’asile et candidats à la migration d’arriver en Europe via des voies légales.

    Actuellement, c’est devenu pratiquement impossible. Parler «d’arrivées illégales de migrants» relève du pléonasme. Il faut avoir le courage politique et citoyen de le reconnaître plutôt que maintenir l’hypocrisie de la distinction entre migrants «légaux» et «illégaux». L’ONU et les ONG demandent à l’Europe d’ouvrir des routes légales afin de respecter la Convention de Genève et éviter la mort d’hommes, de femmes et d’enfants en mer.
    Dans plusieurs communiqués récents, le HCR ne cesse de réclamer "l’augmentation des voies régulières pour admettre les réfugiés et les demandeurs d’asile en Europe afin d’éviter les traversées clandestines meurtrières".
    Le plan du HCR comprend six recommandations clés dont celle de "mettre à disposition davantage de voies légales et plus sûres pour que les réfugiés puissent rejoindre l’Europe dans le cadre de programmes facilités - par exemple les programmes d’admission à titre humanitaire, les soutiens privés, le regroupement familial, les bourses d’études ou les programmes pour la mobilité de la main d’œuvre - afin que les réfugiés ne recourent pas à des passeurs ou des trafiquants dans leur quête de sécurité".
    Dans un entretien accordé au journal «Le Soi » le 4 mai 2016, Eugenio Ambroso, Directeur régional de l’Organisation internationale pour la migration (OIM) pour l’espace économique européen, l’UE et l’Otan confirme qu’on peut s’attendre à l’ouverture de nouvelles routes et que les trafiquants ne vont pas abandonner le business. Il insiste: "c’est toujours un risque avec les décisions très restrictives: en réduisant l’alternative légale, on ouvre le marché pour les passeurs".

  2. Limiter et contrôler le rôle sécuritaire de Frontex tout en renforçant sa mission de sauvetage, avec transfert financier entre les deux pôles.

  3. Enfin, au plan européen, changer les règles du jeu.

    En résumé, la convention de Dublin stipule que le pays compétent pour le traitement de l’asile est le pays d’entrée en Europe. Sympa pour les Italiens et les Grecs qui sont en premières lignes… "C’est toudis les p’tits qu’on spotche!". Ou plutôt les pauvres. Une répartition équitable de l’accueil des migrants entre les Etats membres est une nécessité, une évidence. Une des 6 recommandations du HCR est "de développer à l’échelle européenne des systèmes de responsabilité envers les demandeurs d’asile, y compris par la création de centres d’enregistrement dans les principaux pays d’arrivée et la mise en place d’un système pour que les demandes d’asile soient distribuées de manière équitable entre les Etats membres de l’UE". Le principe a été fixé en 2015, pour une relocalisation de 160.000 personnes. A quelques exceptions près, il n’est pas appliqué. La plupart des Etats membres font la sourde oreille.

    En outre, renvoyer la patate chaude à la Turquie est un leurre. Dangereux. Une cocotte minute aux portes de l’Europe peut faire des dégâts. Beaucoup.
    Cet accord doit être dénoncé et cassé. Selon le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits des migrants, François Crépeau, dans une interview à Médiapart, cet accord est illégal et sera probablement cassé par la Cour Européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne qui ne manqueront pas d’être saisies par un ou plusieurs migrants renvoyés de Grèce en Turquie. Vu la désorganisation actuelle quant à l’exécution pratique de l’accord et l’absence de confiance entre les parties (pas sûr notamment que l’UE va payer les milliards d’euros promis à la Turquie), il est possible aussi que cet accord meure de sa belle mort. On peut l’espérer.

  4. Respecter l’engagement de consacrer 0,7 % du Revenu national brut à la coopération au développement.

    On en est loin. L’argument souvent rétorqué dans les discussions de comptoir est qu’il faut aider les étrangers chez eux. C’est sans doute vrai. Le hic est que nous ne respectons pas non plus nos engagements en matière de coopération internationale. Le gouvernement belge s’est légalement engagé à dépenser au moins 0,7% de son RNB pour l’aide au développement. En 2014, il y a consacré 0,45 % de son RNB.

    Enfin, j’évoquerais bien les bienfaits de l’immigration, notamment sur un plan économique. Les économistes s’accordent en effet pour affirmer que la libre circulation conduit à plus de richesse et non l’inverse. Mais ce n’est pas l’objet de mon propos.

IV. Invasion de migrants? 


Un appel d’air à l’immigration me direz-vous?

Faux.

Une étude du PNUD de 2009 montre que la migration internationale est restée stable au cours des 50 dernières années, soit 3% de la population mondiale. L’OCDE le confirme également en 2014. Rapporté à la population totale, le nombre de migrants internationaux reste relativement faible. En 2013, ils représentaient environ 3,2% de la population mondiale contre 2,9% en 1990.

Parmi les migrants internationaux, seul un tiers passe de pays «en développement» - terme ô combien politiquement correct - à «pays développés». La migration internationale ne concerne pas les plus pauvres qui ne peuvent se payer le voyage, sauf en cas de force majeure, comme les guerres et les désastres écologiques.

«Les pays en développement» (Pakistan et Congo en tête) accueillent 4/5 des réfugiés dans le monde. Les pauvres restent avec les pauvres… C’est presque systémique. C’est pas beau ça, ma bonne dame ?!!

Le Liban accueille actuellement 1,2 million de Syriens, soit un ¼ de sa population.

L’Union européenne accueille environ 8% du total des réfugiés.

Et Nous ? 35.476 demandes d’asile en Belgique en 2015. Dont 21 % de syriens. Deux fois plus qu’en 2014 mais bien moins qu’en 2000 lors de la guerre au Kosovo (42.691 demandes). Dérisoire à l’échelle du pays.

En conclusion, selon moi, la question de la migration est traitée depuis plus d’une dizaine d’années dans une obsession sécuritaire, contraire aux chiffres, à la logique et au respect des Droits de l’Homme.

Etre Etranger n’est pas un crime. On ne le dira jamais assez.

Anne-Sophie ROGGHE

Sources - Références
1. Règlement UE n°2007/2004; 
2. Règlement UE n°1052/2013; 
3. www.frontex.europa.eu; 
4. www.frontexit.org; 
5. Jean Ziegler, «L’empire de la honte», Paris, Fayard, 2005; 
6. «Frontex : de militie van Fort Europa», Mieke Van Den Broeck, Actes du colloque “Etre étranger est-il un crime?”, 16.03.2012; 
7. Maryline Baumard, «Surveiller les entrées ou sauver les migrants, le dilemme de Frontex», Le Monde, 16.01.2015; 
8. Clément Melki, «Naufrages en Méditerranée: Frontex et sa mission «Triton» mises en cause», Le Monde, 21.04.2015; 
9. «Les migrations internationales en chiffres» - Contribution conjointe des Nations Unies et de l’OCDE , 04.10.2013; 
10. «Cette photo d’un enfant syrien mort sur une plage des côtes turques va-t-elle réveiller les consciences européennes sur le sort des réfugiés ?», Le Soir, 03.09.2015; 
11. «Aylan, l’électrochoc», Le Soir, 04.09.2015; 
12. «Europe : recommandations du HCR pour résoudre la situation des réfugiés», UNHCR, 07.03.2016; 
13. Fabien Perrier, «HCR : il faut ouvrir les voies légales pour les réfugiés», Libération, 28.03.2016; 14. www.cgra.be, chiffres; 
15. «L’accord UE-Turquie pour répondre à la crise des réfugiés» , www.emnbelgium.be; 
16. « Accord Union Européenne - Turquie: externaliser pour mettre fin au droit d’asile», communiqué conjoint du réseau Migreurop et de l’AEDH, 16.03.2016, www.aedh.eu; 
17. «Réfugiés: les pays de l’Union Européenne délèguent à la Turquie le soin (et l’argent) de s’en occuper», communiqué conjoint ALOS, LDH, ASTI, MSF, AEDH, 17.04.2016, www.aedh.eu; 
18. «Aide publique au développement- rapport 2014», CNCD , www.cncd.be; 
19. «Le naufrage d’un bateau de migrants pourrait avoir fait 500 morts en Méditerranée», AFP, 21.04.2016, www.afp.com; 
20. Bruno Schoumaker, «Quels enjeux pour la démographie européenne», Démocratie n°4, avril 2016, p.7; 
21. Eugenio Ambrosi, «La Turquie ne va pas tarder à être saturée», Le Soir, 04.05.2016;

Ressources audio visuelles
1. La crise européenne des réfugiés et la Syrie expliqués en 6 minutes (anglais/sous-titré français) : https://www.youtube.com/watch?v=RvOnXh3NN9w
2. CIRE : http://cire.be/sensibilisation/audiovisuel
Immigration : 3 films d’animation sur les idées reçues: 

- Les pays riches et toute la misère du monde: http://www.dailymotion.com/video/xplyq6_01-les-pays-riches-et-toute-la-misere-du-monde_news 
- L’Europe et la France, terre d’asile: http://www.dailymotion.com/video/xplys3_02-l-europe-et-la-france-terres-d-asile_news 
- Les migrants et les caisses de l’Etat: http://www.dailymotion.com/video/xplzw3_03-les-migrants-et-les-caisses-de-l-etat_news

samedi 30 avril 2016

Amérique latine: fin d'un cycle ou épuisement du post-néolibéralisme

L’Amérique latine fut l’unique continent où des options néolibérales furent adoptées par plusieurs pays. Après une série de dictatures militaires, appuyées par les Etats-Unis et porteuses du projet néolibéral, les réactions ne se firent pas attendre.

Le sommet fut le rejet en 2005 du Traité de Libre Echange avec les Etats-Unis et le Canada, fruit d’une action conjointe entre mouvements sociaux, partis politiques de gauche, ONG et Eglises chrétiennes.

Les gouvernements progressistes

Les nouveaux gouvernements au Brésil, Argentine, Uruguay, Nicaragua, Venezuela, Equateur, Paraguay et Bolivie, mirent en place des politiques rétablissant l’Etat dans ses fonctions de redistribution de la richesse, de réorganisation des services publics, surtout l’accès à la santé et à l’éducation et d’investissements dans des travaux publics. Une répartition plus favorable des revenus des matières premières entre multinationales et Etat national (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles d’exportation) fut négociée et la bonne conjoncture, pendant plus d’une décennie, permit des rentrées appréciables pour les nations concernées.

Parler de la fin d’un cycle introduit l’idée d’un certain déterminisme historique, suggérant l’inévitabilité d’alternances de pouvoir entre la gauche et la droite, notion inadéquate si le but est de remplacer l’hégémonie d’une oligarchie par des régimes populaires démocratiques.
Par contre, une série de facteurs permettent de suggérer un épuisement des expériences post-néolibérales, en partant de l’hypothèse que les nouveaux gouvernements furent post-néolibéraux et non post-capitalistes.

Evidemment, il serait illusoire de penser que dans un univers capitaliste, en pleine crise systémique et par conséquent particulièrement agressif, l’instauration d’un socialisme « instantané » soit possible. Il existe d’ailleurs des références historiques à ce sujet. La NEP (Nouvelle Politique Economique) dans les années 20 en URSS, en est un exemple, à étudier de façon critique. En Chine et au Vietnam, les réformes de Deng Xio Ping ou du Doi Moi (rénovation) expriment la conviction de l’impossibilité de développer les forces productives, sans passer par la loi de la valeur, c’est-à-dire par le marché (que l’Etat est censé réguler). Cuba adopte, de manière lente, mais sage, des mesures destinées à agiliser le fonctionnement de l’économie, sans perdre les références fondamentales à la justice sociale et au respect de l’environnement. Se pose donc la question des transitions nécessaires.

Un projet post néolibéral

Le projet des gouvernements « progressistes » de l’Amérique latine de reconstruire un système économique et politique capable de réparer les effets sociaux désastreux du néolibéralisme, n’était pas une tâche facile. Rétablir les fonctions sociales de l’Etat supposait une reconfiguration de ce dernier, toujours dominé par une administration conservatrice peu à même de constituer un instrument de changement.

Dans le cas du Venezuela, c’est un Etat parallèle qui fut institué (les missions) grâce aux revenus du pétrole. Dans les autres, de nouveaux ministères furent créés et les fonctionnaires progressivement renouvelés. La conception de l’Etat qui présida au processus fut généralement centralisatrice et hiérarchisée (importance d’un leader charismatique) avec tendance à instrumentaliser les mouvements sociaux, le développement d’une bureaucratie souvent paralysante et aussi l’existence de la corruption (dans certains cas sur une grande échelle).

La volonté politique de sortir du néo-libéralisme eut des résultats positifs: lutte efficace contre la pauvreté pour des dizaines de millions de personnes, meilleur accès à la santé et à l’éducation, investissements publics dans les infrastructures, bref une redistribution au moins partielle du produit national, fortement accru par l’accroissement des prix des matières premières. Il en résultat des avantages pour les pauvres, sans pour autant affecter sérieusement les revenus des riches. S’ajoutèrent à ce panorama des efforts importants en faveur de l’intégration latino-américaine, créant ou renforçant des organismes tels que le Mercosur, réunissant une dizaine de pays de l’Amérique du Sud, UNASUR, pour l’intégration du Sud du continent, la CELAC pour l’ensemble du monde latin, plus les Caraïbes et enfin l’ALBA, avec une dizaine de pays à l’initiative du Venezuela.

Il s’agissait, en l’occurrence, d’une perspective de coopération tout à fait nouvelle, non de compétition, sinon de complémentarité et de solidarité car, en effet, l’économie interne des pays «progressistes» resta dominée par le capital privé, avec sa logique d’accumulation, surtout dans les secteurs de l’extraction pétrolière et minière, des finances, des télécommunications et du grand commerce et avec son ignorance des «externalités», c’est-à-dire des dommages écologiques et sociaux. Cela provoqua des réactions grandissantes de la part de plusieurs mouvements sociaux. Les moyens de communication sociale (presse, radio, télévision) restèrent en grande partie entre les mains du grand capital national ou international, malgré des efforts de rectifier une situation de déséquilibre communicationnel (TeleSur et lois nationales sur les communications).

Quel type de développement ?

Le modèle de développement s’inspira du « développementisme » (desarrollismo) des années 60, lorsque la Commission Economique pour l’Amérique latine de l’ONU, proposa de substituer les importations par une production interne accrue. Son application au XXIe siècle, dans une conjoncture favorable des prix des commodities, jointe à une perspective économique centrée sur l’accroissement de la production et à une conception redistributrice du revenu national sans transformation fondamentale des structures sociales (absence notamment de réforme agraire) déboucha sur une « ré-primarisation » des économies latino-américaines et une dépendance accrue vis-à-vis du capitalisme de monopole, allant même jusqu’à une désinsdustrialisation relative du continent.

Le projet se transforma peu à peu en une modernisation acritique des sociétés, avec des nuances selon les pays, certains, comme le Venezuela accentuant la participation communale. Cela déboucha sur une amplification des classes moyennes consommatrices de biens extérieurs. Les mégaprojets furent encouragés et le secteur agricole traditionnel abandonné à son sort pour privilégier l’agro-exportation destructrice des écosystèmes et de la biodiversité, allant même jusqu’à mettre en danger la souveraineté alimentaire. Nulles traces de véritables réformes agraires. La diminution de la pauvreté par des mesures surtout assistancielles (ce qui fut aussi le cas des pays néo-liberaux) ne réduisit guère les distances sociales, qui restent les plus élevées du monde.

Pouvait-on faire autrement ?

On peut évidemment se demander s’il était possible de faire autrement. Une révolution radicale aurait provoqué des interventions armées et les Etats-Unis disposent de tout l’appareil nécessaire à cet effet: bases militaires, alliés dans la région, déploiement de la 5e flotte autour du continent, renseignements par satellites et avions awak et ils ont prouvé que des interventions n’étaient pas exclues : Santo Domingo, baie des Cochon à Cuba, Panama, Grenade.

Par ailleurs, la force du capital de monopole est telle, que les accords passés dans les domaines pétroliers, miniers, agricoles, se transforment très vite en de nouvelles dépendances. Il faut y ajouter la difficulté de mener des politiques monétaires autonomes et les pressions des organismes financiers internationaux, sans parler de la fuite des capitaux vers les paradis fiscaux, comme l’ont montré les Panama Papers.

Par ailleurs, la conception du développement des leaders des gouvernements «progressistes» et de leurs conseillers était nettement celle d’une modernisation des sociétés, en décalage avec certains acquis contemporains, tels que l’importance du respect de l’environnement et de la possibilité de régénération de la nature, une vision holistique de la réalité, base d’une critique de la modernité absorbée par la logique du marché, l’importance du facteur culturel. Curieusement, les politiques réelles se développèrent en contradiction avec certaines constitutions tout à fait innovatrices dans ces domaines (droit de la nature, «bien vivre»).

Les nouveaux gouvernements furent bien accueillis par les majorités et leurs leaders plusieurs fois réélus avec des scores électoraux impressionnants. En effet, la pauvreté avait réellement diminué et les classes moyennes avaient doublé de poids en quelques années. Il y avait donc un véritable appui populaire. Il faut enfin ajouter aussi que l’absence d’une référence «socialiste» crédible, après la chute du mur de Berlin, n’incitait guère à présenter un autre modèle que post-néolibéral. L’ensemble de ces facteurs font penser qu’il était difficile, objectivement et subjectivement, de s’attendre à un autre type d’orientation.

Les nouvelles contradictions

Cela explique une rapide évolution des contradictions internes et externes. Le facteur le plus spectaculaire fut évidemment les conséquences de la crise du capitalisme mondial et notamment de la chute, partiellement planifiée, des prix des matières premières et surtout du pétrole.

Le Brésil et l’Argentine furent les premiers pays à en connaître les effets, mais suivirent rapidement le Venezuela et l’Equateur, la Bolivie résistant mieux, grâce à l’existence de réserves importantes de devises. Cette situation affecta immédiatement l’emploi et les possibilités de consommation de la classe moyenne. Les conflits latents avec certains mouvements sociaux et une partie des intellectuels de gauche, firent surface. Les défauts du pouvoir, jusqu’alors supportés comme le prix du changement et surtout dans certains pays, la corruption installée comme partie intégrante de la culture politique, provoquèrent des réactions populaires.

La droite s’empara évidemment de cette conjoncture pour mettre en route un processus de reconquête de son pouvoir et de son hégémonie. Faisant appel aux valeurs démocratiques qu’elle n’avait jamais respecté, elle réussit à récupérer une partie du corps électoral, notamment en accédant au pouvoir en Argentine, en conquérant le parlement au Venezuela, en remettant en question le système démocratique du Brésil, en s’assurant des majorités dans les villes en Equateur et en Bolivie. Elle essaya de profiter de la déception de certains secteurs, notamment des indigènes et des classes moyennes. Appuyée également par de nombreuses instances nord-américaines et par les moyens de communication en son pouvoir, elle s’efforça de surmonter ses propres contradictions, notamment entre les oligarchies traditionnelles et les secteurs modernes.

En réponse à la crise, les gouvernements «progressistes» adoptèrent de plus en plus de mesures favorables aux marchés, au point que la «restauration conservatrice» qu’ils dénoncent régulièrement, s’introduit subrepticement à l’intérieur d’eux-mêmes. Les transitions deviennent alors des adaptations du capitalisme aux nouvelles demandes écologiques et sociales (un capitalisme moderne) et non des pas en avant vers un nouveau paradigme post-capitaliste (réforme agraire, soutien à l’agriculture paysanne, fiscalité mieux adaptée, autre vision du développement, etc.).

Tout cela ne signifie pas la fin des luttes sociales, au contraire. La solution se situe dans le regroupement des forces de changement, à l’intérieur et à l’extérieur des gouvernements, sur un projet à redéfinir dans son objet et ses formes de transitions et la reconstruction de mouvements sociaux autonomes aux objectifs centrés sur le moyen et long terme.

Article rédigé par François Houtart pour "Le Drapeau Rouge", Bruxelles, No 56 (mai-juin 2016)