dimanche 23 novembre 2014

Shabunda: territoire paradisiaque aux contrastes troublants!

Shabunda est l’un des huit territoires que compte la province du Sud-Kivu. Il est le plus grand, avec une superficie de 25.116 km2, situé plus à l’ouest de la province, dans la forêt équatoriale (à 350 km de Bukavu à vol d’oiseau), il reste le territoire le plus enclavé, avec une population fortement paupérisée et un foyer par excellence de groupes armés étrangers (FDLR) et locaux. Cependant il regorge de plusieurs potentialités agricoles, minières et forestières. Un contraste ineffable eu égard aux conditions de vie socio-économiques actuelles de la population. 
Au lieu d’être une aubaine de croissance socio-économique, ces potentialités menacent sérieusement l’existence de la population…

Le territoire de Shabunda est resté longtemps loin des projecteurs vu son enclavement et surtout l’insécurité qui y règne. Comme partout ailleurs, le manque de persistance des élus du peuple n’a pas permis d’améliorer le quotidien de la population.
Pour se rendre à Shabunda à partir de Bukavu, il faut prendre un avion car d’une part les routes sont totalement détruites à cause du manque d’entretien, et d'autre part l’insécurité y est entretenue par des bandes et groupes armés nationaux et étrangers. L’autorité de l’Etat n’y est aucunement perceptible. L’avion reste donc la seule voie de liaison. Malheureusement, au prix de 550$ à payer pour relier les 350 km (le même prix que pour relier Bukavu à Dubaï en aller-retour, coût de visa migratoire inclus) ce n'est pas à la portée d’un citoyen congolais ordinaire.
Cette situation, datant déjà de plusieurs décennies, fait de Shabunda un territoire qui évolue en vase clos, loin de toutes caméras...

Les gisements d’or que regorge ce territoire, au lieu d’être une opportunité de développement, constituent plutôt la raison de la paupérisation exponentielle et inacceptable de la population.
La vie à Shabunda coûte cher: on a l’impression de vivre dans une société sans état régulateur.
Depuis des années déjà, les gens exploitent de manière artisanale l’or à Shabunda et beaucoup d'hommes richissimes de Bukavu et d’ailleurs y ont tiré leurs fortunes. Mais depuis novembre 2013, on a introduit un nouveau système d’exploitation (semi-industriel) de l’or dans la rivière Ulindi, affluent du fleuve Congo: l'exploitation par des dragues. L’avènement des dragues a plus ou moins révolutionné l'exploitation de l’or mais à l’heure actuelle, il représente plus de mal que de bien sur la vie de la collectivité.

Sur le plan sécuritaire, Shabunda est une zone rouge. La présence de groupes armés qui se battent fréquemment met en danger la sécurité des citoyens et de leurs biens. La plupart de ces groupes, si pas tous, se battent pour le contrôle des carrés miniers. Quelques unités de l’armée congolaise sont là mais dans des conditions difficiles et inhumaines de travail. Les membres de la police nationale sont quant à eux insuffisants et non formés, incapables de manier l’arme et vivent dans des conditions pitoyables.
La plupart sont incapables de qualifier des faits et des infractions puisque la grande majorité d'entre-eux provient de groupes armés mayi-mayi venus de la brousse. Ils ont été mêlés à la police nationale, sans aucune formation préalable. Dans ces conditions, la protection des civils est un réel rêve.
Mais actuellement, le nouveau commandant de district de la Police Nationale est un vétéran instruit et très expérimenté qui pourrait relever certains défis si on lui en donnait l’occasion et les moyens de sa politique... A suivre...
L’insuffisance du nombre de policiers fait que l’armée intervient très souvent en lieu et place de la police avec toutes les tracasseries militaires que cela suppose.
Cette situation de la police et de l’armée remet en cause toute la réforme du secteur de sécurité lancée depuis une décennie par le gouvernement congolais et dans laquelle la Communauté Internationale a injecté des moyens faramineux. Cette réforme a privilégié les infrastructures au détriment de la véritable formation des hommes, des policiers. C’est là que réside son inanité et peut-être son échec.

Mais en dépit de tout cela, la MONUSCO a qualifié et retenu Shabunda centre comme « ilôt de stabilité », c’est-à-dire une zone jadis occupée par des groupes armés mais actuellement abandonnée par ces derniers et où il faut restaurer progressivement l’autorité de l’Etat.

Sur le plan sanitaire, Shabunda est une zone où la gratuité des soins a été et est encore pratiquée par MSF Espagne. Cette gratuité s’expliquerait par le degré de vulnérabilité des populations toujours en mouvement à cause des affrontements réguliers entre les groupes armés pour contrôler les sites miniers et la paupérisation avancée de la population. Cette gratuité est totale mais, on peut s’en douter, l’hôpital général de référence de Shabunda centre reflète cependant une vétusté et une dégradation avancée, sans entretien ni soins aux alentours. Certes, ceci n’est pas spécifique à cet hôpital mais il y a lieu de se demander pourquoi les porteurs du système de la gratuité des soins ne songent pas à réhabiliter cette infrastructure (comme cela a été constaté dans le package de gratuité offert dans certaines structures sanitaires ne fût-ce que pour les Hôpitaux Généraux de Référence)?
Lorsqu’on évoque la gratuité des soins comme un cadeau empoisonné offert à la population, certains acteurs de la société civile locale n’hésitent pas à réagir en disant qu’ils sont en situation de guerre permanente et de pauvreté sublime. C’est pourquoi la gratuité des soins leur est très importante. On pourrait leur concéder cela tant que ceux qui leur apportent cette gratuité des soins de santé ne sont pas partis pour raison de fin de projet... La gratuité des soins n'est toutefois jamais définitive et ne constitue pas un système en lui-même...
Par ailleurs, on note que depuis l’arrivée des dragues dans la rivière Ulindi, le taux de prévalence du sida est allé jusqu’à 27% à en croire des sources hospitalières sur place. Effectivement, on constate que la prostitution prend de l’ampleur. Et Shabunda centre devient un carrefour où les prostituées venant de Kisangani (province orientale), de la province du Maniema, du Sud et du Nord-Kivu, et d’ailleurs se rencontrent. Les dragueurs reviennent une fois la semaine dans la petite ville avec des milliers de dollars qu’ils dépensent facilement et sans réserve dans le sexe et la bière. Les mœurs se dévergondent et deviennent de plus en plus légères.

Sur le plan des infrastructures, il n’y a pas de route. C’est à peine s’il y a quelques bâtiments neufs. L’habitation est très rudimentaire, primitive (en chaume). Les routes sont en très mauvais état, quasi impraticables. La piste d’aviation que nous qualifierons de fortune n’est pas en reste. Elle risque à tout moment de causer un crash au décollage ou à l'atterrissage. Le dernier crash en date a eu lieu il y a quelques semaines. Un appareil d’une agence privée de commerce  a failli aux abords de la piste.
Cet aérodrome est pourtant capital pour l’économie du territoire. C’est par là que toutes les marchandises et produits nécessaires rentrent dans le territoire et c’est par là aussi qu’on évacue presque chaque jour vers Bukavu et Goma une bonne partie des minerais exploités. Quoi de plus normal alors que de mettre en état utile cet outil de développement territorial? Malheureusement cela semble être le cadet des soucis de ceux qui en ont l’obligation.
Rappelons que, comme dans les autres aéroports du pays, au décollage, chaque passager doit payer à l’agence territoriale de la régie des voies aériennes (RVA) une taxe intitulée « Go pass » qui coûte 37$ américains. Mais personne ne sait exactement à quoi sert cet argent. Il en est de même de l’argent perçu pour le "péage route" que les gens appellent maintenant ironiquement "pillage route".

Sur le plan économique, ce territoire possède un sous-sol extrêmement riche en or (rivière Ulindi, Lugulu et dans presque toutes les collines), en cassitérite (à Lulingu et Nzovu), wolfram et coltan (axe Baliga), diamant (axe Kasese),… On note aussi l’existence de la chaux blanche dans l’axe Makese-Tchombi pour ne citer que cela. On soupçonne même du pétrole dans la rivière Makese...
Du côté des sites protégés, Shabunda héberge deux sous-stations du Parc national de Kahuzi Biega (sous-stations de Nzovu et de Lulingu) avec une importante partie de la forêt équatoriale.
Le territoire regorge de nombreux cours d’eaux avec des chutes incommensurables susceptibles de favoriser les constructions de barrages hydroélectriques pour électrifier cette zone… Mais hélas...

Toutes ces potentialités ne servent pourtant ni au développement ni au bien-être de la Province du Sud-Kivu et moins encore dudit territoire… Si nous prenons le seul exemple de l’exploitation de l’or par les dragues, il y a lieu de s’indigner et de se révolter. D’après certaines sources bien informées, les dragues mobilisent chaque jour des milliers de dollars.
A titre illustratif, certains acteurs de la société civile locale estiment et renseignent que mis à part les "dragues robot" appartenant aux chinois dont aucun congolais ne s’approche et dont on ne sait pas contrôler ni apprécier la production par jour, une "drague suceur" (fabriquée localement) produit un minimum de 100 grammes d’or toutes les trois heures de travail. Chaque plongeur fait trois heures sous l’eau et après il doit remonter à la surface pour se faire remplacer. Tout calcul fait, 100 grammes rapporte 5.000$. Soit un total de 40.000$ pour un jour (24h) de drague. Or il semble qu’il y ait plus de 80 dragues répertoriées sur la rivière Ulindi, selon un responsable étatique qui a requis l’anonymat. Ce qui représente 3.200.000$ par jour pour toutes ces dragues!! Comparer ce chiffre à l’image du territoire qui le produit est tout simplement révoltant.
A titre d’information: pour faire enregistrer sa drague, on paye une taxe à la Province de 2.000$ à la Direction Provinciale de Mobilisation de Recettes (DPMR). Chaque année, la drague paye également 3.500$ à la DGRAD. En plus de ceci, le propriétaire de la drague doit payer à chaque production 5% au machiniste, 35% à son équipage de plongeurs, 10% de la parcelle riveraine, 11% à SAESCAM et lui-même garderait 34% pour la maintenance, la ration alimentaire et les médicaments pour son personnel ainsi que l’achat du carburant… (Il se peut qu’à Lulingu, un % soit également alloué aux Raia Motomboki, groupe armé maï maï de la région).

Par ailleurs, suite à l’insécurité installée dans ses forêts et l’exploitation minière intensifiée, les populations ont globalement abandonné les cultures industrielles et vivrières comme le riz, le palmier à huile, l’arachide, le manioc, qui faisaient de ce lieu un véritable grenier… Et les exploitants miniers étrangers ayant fait irruption ne s’occupent pas du désenclavement routier pour permettre la fluidité d’échanges ordinaires.

Mais alors, comment l’exploitation minière peut-elle contribuer à la pacification et la sécurisation de Shabunda au lieu de demeurer un danger perpétuant l'insécurité ? C’est ici que le rôle des élus du peuple de Shabunda est aussi remis en cause à entendre les critiques populaires…

Qui est propriétaire des dragues ?
On se trouve ici face à un pillage systématique et systématisé des richesses du pays organisé à un certain niveau au grand mépris des lois et des intérêts de la République et de la population. Pour monter une drague, il faut un capital de 100.000$ pour se lancer (tous les frais connexes y compris). A ce stade il est clair qu’il n’est pas donné à n’importe quel congolais d’avoir cet outil, encore moins pour un enfant de Shabunda. Dans ces exploitations de l’or par dragues, on rencontre à Shabunda des hommes d’affaires chinois qui ont deux dragues robot (il y en a deux actuellement et la troisième est en montage), des français, des tanzaniens, des indiens et quelques congolais mieux placés dans la sphère politique du pays tel certaines autorités politico-administrative provinciales et nationales. L’on raconte que beaucoup de ces étrangers impliqués dans l’exploitation de l’or ne sont pas en ordre avec la loi congolaise. Cette loi précise que l’exploitation artisanale est réservée aux seuls congolais. La réalité est tout à fait contraire à cette prescription légale.

Somme toute, la redistribution équitable des richesses s’impose avec acuité en République démocratique du Congo, pour espérer lutter contre la pauvreté à grande échelle qui ruine les populations congolaises en général et en l'occurrence ici de Shabunda.

En outre l’Etat congolais, en dépit des multiples sollicitations des multinationales et autres businessmen qui veulent exploiter les minerais au Congo, doit absolument protéger ses citoyens qui vivent grâce à l’exploitation artisanale de ces minerais. Ceci dit, la loi doit également être rigoureuse par rapport aux étrangers qui outrepassent les lois du pays pour développer une exploitation artisanale de l’or. Tous ces étrangers devraient se mettre en ordre avec l’Etat pour qu’enfin ce dernier sache exactement qui fait quoi, où et comment dans le secteur minier. Sinon l’Etat congolais est lui-même complice des pillages de ses ressources naturelles. Il est inacceptable que des territoires congolais produisent des milliers de dollars par l’exploitation minière et qu’ils restent par ailleurs les plus pauvres, sous-développés et enclavés puisque l’Etat n’impose aucune politique de développement endogène à aucun des exploitants!