mardi 23 février 2021

Etienne Bisimwa Ganywa, un des piliers contemporains de la prospective stratégique

« Comme une volonté parfaite de Dieu au service de nos frères, tout ce que nous entreprenons est entrepris dans le Christ de qui nous puisons les valeurs de l’Amour, Sagesse et Connaissance ».
(Sic Etienne Bisimwa, in ‘Maison de l’Espérance’ MDE, œuvre posthume)

Il était une fois un Etienne Bisimwa Ganywa


Cinquième enfant d’une famille de huit, Etienne Bisimwa Ganywamulume est né à Bukavu (RD Congo) le 5 mars 1958 dans une modeste famille chrétienne catholique. Il  a quitté notre monde, à Bukavu, ce mercredi 27 janvier 2021, laissant derrière lui un parcours riche de connaissances, un parcours des plus instructifs et utile tant pour les communautés locales, que pour la nation et les générations futures.

Sa courte vie de couple en quasi ermitage l’a poussé à consacrer le meilleur de son temps au travail en tant qu’accompagnateur des dynamiques communautaires dans leur recherche d’un bien-être durable…

Ses prérequis scientifiques et spirituels exceptionnels, soutenus par une éloquence limpide, l’ont prédisposé à remplir les ‘top-missions’ d’un bon prédicateur, formateur, éducateur, animateur pour la transformation; ceci aux termes des prestations de haute qualité rendues tant dans les organisations locales, nationales qu’internationales et de coopération technique.

Pour donner le sens ultime à son existence, il sut corroborer ses convictions de développement avec les écritures saintes et spécifiquement la Bible dont il ne pouvait se passer pour rapprocher les aspects critiques de développement et du relèvement communautaire en illustrant combien l’amour en est la clef.

Impassible, plein d’empathie, toujours positif. Par sa disponibilité sans réserve à servir et à être au plus utile, Etienne Bisimwa a reflété l’espérance qui lui faisait estimer ceux avec qui il a cheminé, en l’occurrence ceux de la société civile, du gouvernement et singulièrement les paysans qu’il consacre dans son ouvrage comme la petite marge de liberté qui nous reste quand tous les sept bataillons rangés en ordre de bataille pour le développement ont échoué (1).


La silhouette d’un personnage qui sillonne les allées de l’espérance


Certes, on ne parle pas en mal des morts, dit-on. Cependant à la mort d’Etienne Bisimwa, il vient de se révéler que la valeur d’une vie, ne peut pas s’apprécier en ne prenant en compte que les seules réalisations spectaculaires offertes au grand public de son vivant. Elle est précieusement cotée au travers des témoignages collectés et des perceptions correctes ou non, faites de lui par ses interlocuteurs et/ou ses différents auditoires. Pareille clef d’appréciation a posteriori s’observe également dans le processus de la béatification des saints dans l’église catholique. En fait, un bon nombre d’éléments révélateurs ont été spontanément déclamés sitôt que la nouvelle du décès inattendu d’Etienne parvenait aux différentes personnes, groupes, couches sociales  et communautés qui l’ont connu. Que d’émotions et d’expressions n’ont-elles pas été glanées à chaud, du genre: « Etienne ? C’est le meilleur de nous qui vient de partir », « Etienne, le malheur de t’avoir perdu  ne doit pas nous faire oublier le bonheur de t’avoir connu; tu vis dans nos cœurs » « Etienne,  tu n’es plus cloîtré là où tu étais mais tu es désormais partout où nous sommes » « La communauté vient de perdre l’homme le plus engagé dans la construction d’une nouvelle vision de développement de notre pays », « Le travail qu’il a commencé demande des ouvriers convaincus comme lui » etc…

Les réflexions partagées en conférence ainsi que ses opinions publiées, de même que ses derniers écrits posthumes, du reste inédits et retrouvés sur le chevet d’Etienne confirment sa foi inébranlable pour l’avènement de ce Congo de demain plus juste où chacun, conscient de ses responsabilités et de ses capacités devient maître du destin commun. Chaque minute qui passe, l’ombre de ses préceptes plane sur les allées que nous fréquentons. Bien plus, sa silhouette se dessine constamment à travers tous ses enseignements. En effet au cours d’une des formations qu’il facilitait de main de maître, il surprit son auditoire quand il dit qu’il ne mourait guère car poursuivit-il « L’homme est avant tout un esprit, un esprit appelé à vivre une expérience humaine. »

Mathématicien de formation de l’Université Nationale du Zaïre (IPN/Kinshasa), subitement, dans les années 1990, Etienne négocie un nouvel ancrage vers les Sciences de l’éducation et du développement, au bout duquel lui fut octroyé un Diplôme d’Etudes approfondies en éducation et stratégie de développement de l’Université René Descartes Paris V à La Sorbonne axé sur les « Défis posés par les cultures africaines au développement ; construction d’une vision commune à tous les acteurs du secteur public, privé et de la société civile », comme une reconnaissance des nouveaux atouts acquis pour mieux servir. Ainsi, après avoir écrit son ouvrage-clef « Par où commencer », un véritable diagnostic sans appel de la situation de son pays la RD Congo, Etienne Bisimwa ne s’arrêtera pas à mi-chemin car, fort des liens d’amitié, de complicité positive qu’il venait de tisser avec CRESA asbl (une petite organisation locale de laquelle il était membre jusqu’à son décès), ils  se retrouvèrent « autour d’une vision commune, d’indignation contre l’injustice et porteurs d’une même détermination à changer les choses(2) ». Ensemble, ils ont théorisé une nouvelle approche de la conscientisation pour l’Afrique à travers l’ouvrage « La pédagogie de la conscientisation » jusqu’à chuter sur le montage du premier outil didactique « Guide pratique du formateur » susceptible d’aider les animateurs et les formateurs à susciter un éveil de conscience collective utile pour la RD Congo, la région des Grands Lacs et l’Afrique, qui n’arrivent toujours pas à décoller ni à s’approprier leur développement. Cette Afrique toujours attentiste pour laquelle ses problèmes continuent à se discuter loin d’elle, sans elle, et le plus souvent par des solutions inappropriées à l’emporte-pièce. A travers Malcom X, Samir Amin, Julius Nyerere, Thomas Sankara et bien d’autres panafricanistes et altermondialistes, Etienne Bisimwa ne manquait pas d’exemples pour inciter à plus de participation de la communauté et pour refuser de jouer le jeu des autres et, à commencer un nouveau jeu avec des nouvelles règles autoportées. Changer de paradigme était le maître-mot d’Etienne Bisimwa avec son équipe…


Le FPT, outil par excellence d’Etienne pour l’initiation à la démarche de conscientisation…


Des dizaines d’ateliers en format retraite formative co-organisés durant deux décennies entre 2000 et 2020 avec la participation enthousiaste des acteurs sociaux ont dans un 1er temps permis à Etienne aux côtés d’ADEN (4) et plus tard avec CRESA (5) asbl de diffuser, de transmettre à travers la région des Grands Lacs africains et en RD Congo les fondamentaux de cette pédagogie pour l’Afrique. La foi d’Etienne en cette pédagogie de la conscientisation lui a fait caresser le rêve de l’enraciner dans toute la RD Congo en commençant par trois provinces pilotes Bukavu (Sud-Kivu), la ville province de Kinshasa et Lubumbashi pour le Haut Katanga. Déjà à sa mort, sont mis en route quatre noyaux et des carrefours de réflexion FPT d’une centaine de têtes pensantes au total, appelées à porter en avant cet esprit inspiré par le pédagogue Brésilien Paolo Freire autour de la pédagogie des opprimés dans les favelas du Brésil. Dans cette approche, l’analyse et la compréhension commune des concepts dont celui de la participation de la communauté et celui de la pauvreté circonscrite à partir de quatre piliers de cette dernière que sont la vulnérabilité, la marginalisation, les faiblesses physiques, et la position de sans-voix. C’est au compte de cette foi dans cette pédagogie de la conscientisation, au travers des formations (FPT) qu’au cours du tout dernier atelier de formation qu’il aura accompagné à Kinshasa au Centre Nganda, il déclara qu’on pourrait léguer aujourd’hui en testament à toutes ses cohortes d’apprenants en disant que : «les angoisses de nos populations sont les angoisses de ceux qui ont fait le FPT»«les espérances de notre peuple sont celles des gens qui ont fait le FPT»«la misère qui prend nos peuples est de la responsabilité de ceux qui ont fait le FPT…»

Dommage que la mort ait surpris Etienne en janvier 2021, quand on envisageait de regrouper pour la 1ère fois tous les formés de tous les temps et des trois provinces dans l’une des provinces-pilotes pour discuter et jeter les bases d’un plan national de l’approche de conscientisation qui renforcera les aspects de la sensibilisation qui a montré ses limites. Cependant, un sentiment de l’inachevé qui tourmentait Etienne était moins sa thèse de doctorat en anthropologie, ethnologie et éducation sous la direction du Professeur Than Le Khol portant sur les proverbes et l'éducation chez les Bashi laissée sur sa table, que le FPT qu’il prévoyait accompagner en vue d’augmenter la participation de la communauté aux Mutuelles de santé du Sud-Kivu au 1er février 2021 (son décès est intervenu trois jours plus tôt).


La passion d’Etienne pour le FPT, un véritable élan de la prospective stratégique


Comme de fil en aiguille, la résultante de la pensée de ce personnage à travers ses formations s’amarre bien dans un courant philosophique ou idéologique qu’on pourrait classer sans hésitation dans la prospective stratégique. Ce qui se conforte naturellement dans la poursuite d’une démarche de la profondeur et de la recherche inlassable des causes-racines des problèmes en vue de trouver des réponses adéquates aux défis qui se posent aux communautés dans l’éclosion de la prise de conscience pour laquelle Etienne n’offrait aucun sursis(7). En outre, partant de la recherche de la relation de causes à effet dans tout le processus formatif d’ateliers FPT qu’il a dû accompagner, Etienne met constamment les acteurs dans une spirale de « réflexion-action, action-réflexion…» ainsi de suite, et encore de procéder à l’usage de la méthode de « mais pourquoi jusqu’à sept fois » de Warner, la méthode du code et du décodage avant de procéder à la planification proprement dite de l’action. Et il n’a cessé d’inviter à réfléchir constamment sur le sens et la portée de nos actions dans notre fastidieux travail d’associations,… Ce sont autant d’éléments de cette dialectique pour amener à dépasser le phénotypique et/ou le superficiel, le saupoudrage… C’est ainsi qu’à travers les formations et les conférences il n’a pas hésité à qualifier différentes interventions d’ONG, des différents gouvernements… d’actions de survie, de bricolage, de la gouvernance par complaisance, d’actions de services sécuritaires limitées juste à un niveau homéopathique après tant d’année d’indépendance du pays…


En définitive, d’Etienne au FPT, du FPT à la Prospective stratégique, il n’y a qu’un pas!


Nous réitérons que la prospective est avant tout une démarche intellectuelle visant à anticiper au mieux les évolutions de notre société. Son but est avant tout d'éclairer les choix du présent, ce que nous faisons aujourd'hui et dont les répercussions sont visibles à moyen ou à long terme. C’est elle qui fait qu’on repère qu’au cours des enseignements d’Etienne, dans les carrefours, on ait percé largement les concepts de la durabilité et du bien ultime, de la planification et de l’évaluation participative une fois la vision formulée. Etienne est revenu par exemple sur: « Quelle politique agricole, quelle politique minière, quelle politique sanitaire, quelle politique de développement rural(8) devons-nous envisager d’ici à l’horizon de 10 à 20 ans ?» et de poursuivre que « la RD Congo ayant dépassé le cap des 100 millions d’habitants (cf. rapports d’OCHA), quelle est la demande de l’éducation aujourd’hui dans notre pays et quelle sera cette demande d’ici 25 ans et, quelle est l’offre de l’éducation dans notre pays?». A ce niveau, Etienne s’appuyait sur la Bible(9) dans ‘Habaquq 2, 1-4 où Yahvé demande d’écrire la vision.

Enfin être prospectif, c’est se poser la question, en toute responsabilité, de l’avenir de son entité, du pays, du monde… La prospective est un travail sur la conscience qui fait appel à des techniques cognitives. Bien plus qu’une exploration de notre environnement, (cf. 1ère partie du guide FPT), l’analyse de nos méthodes de travail, la compréhension des concepts;  c’est une transformation du sujet, le plus souvent collectif (communauté, entreprise, association, entité: village-commune-territoires-province, organisation internationale…) qui est en jeu. Au-delà même de l’application d’une méthode d’investigation (enquête d’écoute dans le FPT), c’est un changement radical de perception qui est à l’œuvre.

En soi Etienne ne s’est jamais fait identifier personnellement comme faisant partie de ce courant dit prospectiviste et ne l’a encore moins, jamais clamé un seul instant mais, cela ressort en filigrane tout au long de la méthodologie de ces FPT qu’ensemble nous avons accompagné. Eh oui, tous ceux qui ont eu à vivre ces moments d’initiation à la conscientisation ont été émerveillés par la cohérence de la méthodologie, la subtilité des notions, et la perspicacité apaisée avec lesquelles toutes les questions d’ordre communautaires et sociales devant aider à un relèvement ont été conduites en profondeur.

Du coup, il est question de construire une nouvelle conscientisation qui fait du développement une vision commune entre tous les acteurs locaux et de mettre fin à tous les bricolages ambiants.

Adieu Etienne, Bonjour le FPT !

------------------------------------------------------------



(1) Etienne Bisimwa Ganywa : Par où commencer, une autre vision de développement pour la RD Congo, Ed. Weyrich Africa 2018
(2) Expression formulée par son collègue Luc Dusoulier à la nouvelle de la mort d’Etienne Bisimwa
(3) T4T ou FPT; Training for Transformation en français Former Pour Transformer
(4) ADEN : African Development and Education Network traduit de l’anglais, Réseau Africain d’Education au Développement.
(5) CRESA, Carrefour de Réflexion Santé, une asbl de droit congolais créée en 2010 et qui tire du FPT sa devise : Réflexion sans action est verbiage et Actions sans réflexion est de l’Agitation.
(6) Il sera une fois... la prospective stratégique Luc de Brabandère, Anne Mikolajczak Dans L'Expansion Management Review 2008/1 (N° 128), pages 32 à 43
(7) « Un impératif pour la RDC: la conscientisation! » réflexion parue sur notre blog en 2018
(8) Un protocole de partenariat technique et institutionnel entre l’Institut Supérieur de Développement Rural (ISDR/Bukavu) était signé et un colloque national sur le développement rural était en cours de préparation.
(9) Habaquq 2. 1-4 Bible de Jérusalem, Nouvelle Edition 1975. « Je vais me tenir à mon poste de garde, je vais rester debout sur mon rempart ; je guetterai pour voir ce qu’il me dira, ce qu’il va répondre à ma doléance. Alors Yahvé me répondit et dit : écris la vision, grave-la sur les tablettes pour qu’on la lise facilement car c’est une vision qui n’est que pour son temps ; elle aspire à terme sans décevoir, si elle tarde, attends-la : elle viendra sûrement sans faillir… »